SWALUE Jean - Lt - Mat 2990

Artillery Battery - C Troop


 

Témoignage et photos de son neveu Michel Selezneff

 
Les mémoires de Jean SWALUE

Jean Swalue 1943

1. Mon évasion (1941-1943)

2. La Brigade Piron et la Libération (Sep 44)

3. Récit d'une patrouille allemande à Thorn (27/10/44)

4. Récit d'une patrouille de la 3ème Unité à Thorn  (16/10/44)

Jean Swaluë

KGF 5341/IXA
GB2990

famille

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Oostduinkerke, 17.04.1992


1. MON EVASION

Ils m'ont libéré et, innocemment, facilité mon évasion vers l'Angleterre...!!!

Tem. Swalue 1.2

 

 
1942-1992

Il y a cinquante ans… 

 

Le jour de la capitulation, mon régiment, le l5A, reçoit l'ordre de quitter Langemark à 13.00 Hrs et de se regrouper à Kortemark. Le Régiment est rassemblé dans la cour d'une ferme et n'attend plus que la Batterie du Capitaine de Fabribeckers pour faire mouvement. Les hommes de cette batterie nous rejoignent avec une dizaine de minutes de retard, au moment même où un Hauptmann et un soldat allemand arrêtent leur moto devant la ferme . A "grands coups de gueule", l'officier allemand interpelle le Chef de Corps du l5A et, en préambule à sa demande d'explication, lui colle son révolver en plein visage. Il lui reproche son retard à évacuer les lieux… : « fous n'opéissez pas à votre Roi ... fous sapotez ses ordres ... donnez-moi fotre refolfer! » … Sans perdre son sang froid, notre Colonel lui rappelle que l'Armée Belge a reçu les honneurs de la guerre et que les officiers sont autorisés à conserver leur arme selon les termes de la capitulation; réalisant que personne, sinon le soldat boche, ne peut entendre leur dialogue et que le Hauptmann l'abattrait comme un animal s'il portait la main à son arme pour la lui remettre, il lui demande que le soldat qui l'accompagne la lui enlève. Le fridolin s'en empare et la remet à son supérieur qui la jette dans le fossé en bordure de la route. Il affronte à nouveau notre Colonel et veut l'humilier : « fotre régiment part maintenant à Langemark, fous restez ici, fous êtes mon prisonnier personnel »… J'ai assisté à toute la scène sans pouvoir en entendre un seul mot mais la conversation m'a été rapportée par le Colonel qui était mon Père.

Jean Swalue. Stalag Ainsi, dès les premières heures de la capitulation, je comprends que la lutte n'est pas finie et qu'il faut reprendre les armes pour ne pas devenir les esclaves de l'Allemagne. J'apprends aussi, ce même jour, que les Chleuhs ne respectent pas les termes de la capitulation et ne sont pas de parole; il ne faut donc avoir aucun scrupule avec eux. Je suis envahi par un sentiment que je ne connaissais pas auparavant : celui de la haine dont je ne pourrai me libérer qu'en livrant un combat à mort avec l'ennemi. Ma conduite est dictée, je sais ce que j'ai à faire.

 

Le 17 février 1941, je rentre de captivité; avec mon ami François BASTIN - fondateur et futur Colonel commandant de notre WING METEO - je me mets au service d'un Réseau de Renseignements; nos rencontres ont lieu dans un grand café près de la Place Saint-Lambert à Liège, dont le propriétaire n'est autre que le père de François, ancien combattant de la guerre 1914-1918. Nous rendons ainsi de menus services à nos Alliés jusqu'au jour où, tous deux, nous nous rendons compte que nous serons bien plus utiles à notre Pays en reprenant effectivement les armes en Grande-Bretagne qu'en servant dans les rangs de la Résistance. C'était d'ailleurs mon intention en captivité. Pour des raisons de sécurité, nous partons séparément et nous nous donnons rendez-vous à Londres. François Bastin quitte la Belgique le 12 juin 1942; moi, une semaine plus tard.

 

tem_swalue.1.4.jpgNous sommes le jeudi 18 juin 1942; il est dix-neuf heures, je fais mes adieux à ma Chère Maman, à mes frères et sœur. Je rassure ma mère sur mon long voyage pour rejoindre nos Forces Militaires en Grande-Bretagne et je lui rappelle qu'elle a vécu une aventure semblable en 1914 pour retrouver mon père en Angleterre, à SHEFFIELD, où il était hospitalisé. « Là où tu as réussi, Maman, je réussirai car nous sommes de la même trempe! », lui dis- je, «Souviens-toi comment tu as berné les Allemands quand tu t'es évadée en fin 1914! Tu t'es faufilée parmi les frontaliers et autres gens qui se rendaient en Hollande, tu es passée avec une superbe indifférence devant les gardes-frontière ennemis, tenant négligemment devant toi une simple feuille de papier qui était supposée être ton "ausweiss"… Et cela a marché! Tu es passée de l'autre côté de la barrière, au nez et à la barbe des boches!... »

 

 Epouse d'officier, mère de cinq enfants, Maman s'est toujours surpassée, notamment dans les dures épreuves qu'elle a connues au cours des guerres 14-18 et 40-45: le vendredi 10 mai 1940, Maman organisa "sa retraite" vers la France et se fixa à TONNEINS, dans le Lot-et-Garonne, nous laissant, Papa, mon frère ainé et moi, en découdre avec les chleuhs. Entre-temps, elle a appris par Papa que mon unité a quitté sa caserne d'Etterbeek et se trouve à UCCLE, à l'école Errera, où elle vient m'embrasser avant de quitter la Belgique. Dans la tourmente qui secoue si tragiquement notre beau Pays, Maman reste imperturbablement "elle-même", stoïque et fière de sa nationalité belge. Lors de la reddition de notre armée, ce maudit 28 mai 1940, elle ne baisse pas la tête devant les Tonneinquais qui l'insultent: mieux, elle les affronte avec mon plus jeune frère. Par son courage, elle force l'admiration du Maire, Monsieur LAFFARQUE, qui descend dans l'arène, retrousse les manches et prend sa défense. Il se fâche, Monsieur le Maire, et ça tonne à Tonneins!... « Vous n'avez pas honte », leur crie-t-il, « de vous en prendre à cette Dame! Son mari a fait la guerre de 14-18, à nos côtés ; et comme en 14-18, il a défendu son pays contre les Allemands, il est actuellement prisonnier ainsi que deux de ses fils. Les Belges ont toujours été à nos côtés et il ne vous appartient pas de les juger, encore moins de les insulter. Je vous conseille de laisser mes amis Belges bien tranquilles »... De retour à Liège, deux mois plus tard, Maman garde une totale confiance dans l'avenir de notre Pays et des siens, bien qu'elle restât très longtemps sans nouvelles de mon père et de moi, tous deux prisonniers de guerre. Une telle Maman ne peut que comprendre et bénir ma décision de reprendre les armes : "Tu fais ton devoir de soldat", me dit-elle… Moins de trois mois après mon départ pour l'Angleterre, elle verse des larmes de joie quand la B.B.C. passe mon message : " .. . - ... - di-di-di-dat di-di -di –dat… Ici LONDRES… Jean de Saint Christophe est bien arrivé"… Voilà comment Maman apprit que j'avais réussi mon évasion… 

tem_swalue.1.5.jpg J'embrasse Maman, mes frères et sœurs, je quitte la maison pour me rendre au rendez-vous que m'a fixé mon compagnon de résistance et de voyage, Marcel PAQUET, ancien sous-officier au R.F.L. (Régiment de Forteresse de Liège), agent de renseignement du Second Bureau Français (clandestin, bien qu'il s'agisse du Bureau d'avant l'Armistice…) dirigé par le Lieutenant Colonel de SAUL, son titulaire d'avant la Capitulation française. Ce bureau se trouvait au N°9 de la rue de l'Hôpital à POLIGNY (Jura), en "zone libre". Notre point de rencontre est "Chez Carmen", rue des Guillemins à LIEGE. 

 Notre petit déjeuner du lendemain 19 juin est bâclé: mes pensées s'envolent vers Maman qui fête ses cinquante-six ans aujourd'hui, pendant que Marcel s'éternise dans des adieux émouvants à sa femme dont il ne peut se détacher. En cours de route vers la Gare des Guillemins, Marcel me fait part de son état d'âme et de ses craintes: « J'ai un étrange pressentiment », me confie-t-il, « j'ai l'impression d'accomplir ma dernière mission : je ne reverrai plus ma femme »… Son émotion est intense, son trouble très profond; tandis que le train nous emporte vers la FRANCE, il ne cesse de me mettre en garde contre tout et contre tous, de me prodiguer des conseils de sagesse et de prudence. « Tu es jeune », me rappelle-t-il, « tu rencontreras des personnes à la solde de la Gestapo qui essayeront de te mettre en confiance, de te faire parler, de t'arracher des renseignements, de connaitre tes intentions et te livrer ensuite à l'ennemi ». Il me rappelle que mon "Entlassungschein" de la Kommandantur du Stalag IXA, mon camp de captivité, m'ordonne de m'abstenir de  toute action dirigée contre l'Allemagne et les autorités militaires; je sais également que ceux qui, de leur propre initiative, rejoignent la Grande-Bretagne, Gibraltar ou les colonies françaises encourent une accusation de trahison (cette mesure ne sera levée par le gouvernement belge qu'en 1948!). Bref, je me rends parfaitement compte de ce qui m'attend en cas d'échec: la pendaison chez les Allemands avec tout ce que cela implique comme préambules, la prison et la torture à Vichy ou en Espagne, une balle dans la peau lors des passages clandestins des lignes de démarcation ou de frontière. Ces risques n'ébranlent en rien mon moral et ne modifient nullement mon comportement car mon intention de reprendre les armes s'est renforcée en captivité; je dois à la complicité de mes camarades Flamands et Wallons d'avoir pu quitter mon Stalag plus tôt que les Candidats Sous-lieutenants wallons après qu'ils eussent convaincu les Allemands que j'étais étudiant flamand résidant à Liège…
 

Mon retour de captivité, légèrement devancé par mon désir de reprendre le combat au plus tôt, a un côté cocasse et insolite. Si j'avais accédé à la demande de Frau Muller qui m'employait dans les travaux aux champs et qui désirait me garder à son service pour les travaux saisonniers, j'aurais quitté mon Stalag au moins trois mois et demi plus tard et… j’aurais, dès lors, bénéficié des avantages réservés aux prisonniers de guerre de plus de douze mois… avantages que j'ai perdus parce que je voulais servir mon pays de mon mieux. Car, il faut que l'on sache que nos gouvernements n'ont accordé aucune indemnité d'invalidité aux anciens de Grande-Bretagne! Il eût été normal que, sur ce plan, nous soyons, au moins, considérés comme les prisonniers: nous portions le même uniforme ! Comme ancien Prisonnier de Guerre et ancien membre de la Brigade Piron, je peux vous garantir que j'en ai "bavé" bien plus pendant mon évasion, mon entrainement en Grande-Bretagne, mes campagnes de Normandie, de Belgique et de Hollande, qu’en captivité. Tous ceux qui, comme moi, ont connu les deux situations, ont porté l'uniforme belge en captivité, en Angleterre ou ailleurs vous le confirmeront. Il faut encore savoir que la toute grande partie des évadés de guerre qui ont servi dans les « Belgian Forces in U.K. » ou dans les armées alliées (RAF-NAVY-ARMY) ont fait partie, avant leur évasion, des tout premiers mouvements de "résistance" qui, en 1941 et 1942, étaient plutôt des organismes de Renseignements au service des Alliés. Le pessimisme créé par notre défaite de 1940 flottait encore dans l'air et si la toute grosse majorité des populations des pays occupés souhaitait la victoire des Alliés, il n'en est pas moins vrai qu'elle en doutait… C'est petit à petit, au fur et à mesure des victoires alliées, que la Résistance s'est organisée, avec l'aide des Anglais. En 1942, notre Résistance se composait essentiellement de quelques agents des services de renseignement et de la presse clandestine.
 

Nous ne sommes plus que nous deux dans cet express qui approche de Givet; notre convoi ralentit et, avant d'entrer en gare, Marcel estime qu'il est plus sage de nous séparer: il gagne un autre compartiment afin de ne pas nous compromettre mutuellement dans le cas où la vérification de nos papiers par les Feld-gendarmes devait mal se terminer pour l'un de nous. L'examen de mes documents est très sommaire - j'ai la baraka ! - mais il est très poussé chez mon compagnon. Le train redémarre en direction de Montbéliard. Marcel me rejoint en s'affalant sur la banquette. Il m'explique: « C'est la première fois que cela m'arrive ! J'ai fourré trois cartes d'identité dans des pages non rognées d'un livre dont je viens d'entamer la lecture (pour la cause!), ils ont croqué les pages pour s'assurer qu'il n'y avait aucun document caché. Ils n'ont rien remarqué, mais j'étais bleu de peur !... ». On le comprend; malheureusement pour lui, Marcel n'a pas fini d'en voir de toutes les couleurs… Nous atteignons Montbeliard pendant les heures du couvre-feu et nous sommes autorisés à traverser la place pour dénicher un gite. Mais il faut faire vite! Sur notre chemin, nous croisons trois soldats de la Wehrmacht qui bousculent Marcel et lui bourrent le bas-ventre de coups de poing; comme il se tord de mal, je prends sa valise et la porte jusqu'à un hôtel où nous remplissons nos fiches d'inscription, payons la nuitée et le petit déjeuner, puis gagnons nos chambres. C'est alors que je comprends toute la valeur des conseils de Marcel et son insistance à me les donner! Je suis à peine au lit qu'une voix de femme m'appelle inlassablement et m'invite à la rejoindre. « Viens près de moi!... Viens près de moi! … » C'est le piège! La grossière invitation qui m'est invariablement et infatigablement retransmise par un diffuseur dissimulé dans je ne sais quel recoin de la pièce. « Viens près de moi! »… Tu peux toujours courir ma belle! 

Le lendemain, samedi 20 juin. Marcel me réveille très tôt: « Lève-toi! On file. Nous ne sommes pas en sécurité ici ». C'était également mon avis! Nous quittons notre misérable hôtel et sa sorcière, sans tambour ni trompette, et… sans notre petit déjeuner! 

Nous montons dans le premier bus en partance pour BESANCON où une collègue de Marcel nous reçoit chaleureusement dans son bel appartement, en face de la Cathédrale St Jean. Nous prenons notre premier repas depuis notre départ de Liège, à la plus grande satisfaction de nos estomacs affamés. J'ai malheureusement oublié le nom de notre hôtesse, véritable fée dans tout l'éclat de ses vingt-huit printemps; belle et intelligente. Elle travaille pour le Second Bureau de POLIGNY. Elle possède un véritable arsenal de cachets et sceaux de la mairie de BESANCON, des cartes d'identité vierges, des feuilles de timbres de ravitaillement et bien d'autres documents encore. Notre espionne connaissait les officiers de la garnison, passait des soirées en leur compagnie, les vampait sans leur accorder de privautés et transmettait à POLIGNY les précieux renseignements qu'elle pouvait leur soutirer. C'est elle qui a rempli ma "vraie-fausse" carte d'identité et qui m'a baptisé "Jean EVRARD, né à Besançon le 18 octobre 1919"; de tous les éléments de cette carte, seules la photo et la date de naissance correspondaient à la réalité. Aujourd'hui encore, je me dis qu'il n'est pas possible qu'une si merveilleuse créature, avec toutes ses qualités d'intelligence, de beauté et d'extrême amabilité, ait pu poursuivre ses activités d'espionne sans finir par se faire pincer, tôt ou tard. 

Il fait délicieux, ce mardi 23 juin; nous accomplissons la troisième étape de notre odyssée par bus jusqu'ARBOIS, commune à la limite de la ligne de démarcation. Notre charmante hôtesse et un ami bisontin nous accompagnent et nous laissent à Arbois; ils se chargent de nos bagages et, grâce à un "aussweis", peuvent poursuivre leur trajet jusque POLIGNY où nous devons les retrouver. Marcel et moi, nous franchirons la ligne de démarcation à pied. 

Nous nous installons à la terrasse d'un café et, vers les onze heures, Marcel me quitte momentanément pour se mettre en quête d'un passeur arboisien. Il est presqu'aussitôt de retour, la mine déconfite ... « Mauvaises nouvelles », m'annonce- t-il, « on ne passe plus! Presque tous les passeurs ont été arrêtés, les autres n'osent plus franchir la ligne. Les chleuhs ont lâché hier leurs chiens aux trousses d'une jeune maman qui essayait de gagner Poligny avec son bébé; les chiens ont tué le bébé, la maman se retrouve à l'hôpital en piteux état… Plus rien ne va! »… Mon compagnon est totalement découragé. 

J'ai l'insouciance de la jeunesse et je prie Marcel de se reprendre, de ne pas se laisser aller au désespoir et d'examiner calmement les possibilités de franchir la ligne sans l'aide de passeur. « Impossible! me rétorque-t-il, nous ne connaissons pas la région. » Je lui réplique du tac au tac : « Comment impossible? Pour nous diriger vers le midi, il nous suffit de traverser les champs en gardant le soleil bien devant nous! Reprends-toi, Marcel!...Je vais me renseigner et tu verras que cela ira ». C'est ainsi que j'apprends par le patron de notre bistrot qu'il existe, à deux cents mètres de l'endroit où nous nous trouvons, un sentier qui traverse les champs en direction de Poligny, l'ennui est qu'il ne passe pas bien loin de la baraque du poste allemand. Je pars en reconnaissance, je découvre le sentier et… une barrière, partiellement cachée dans un bosquet sauvage, qui en interdit l'accès; un panneau porte cet avertissement en grandes lettres: "HALTE! QUICONQUE ESSAYE DE FRAHCHIR CETTE BARRIERE SERA FUSILLE SUR LE CHAMP". Je rapplique vers Marcel et je lui donne mes ordres car il n'est plus capable de décider de quoi que ce soit: « Marcel, le moment idéal pour passer la ligne est l'heure du repas de midi, quand les Allemands dinent dans leur baraque, celle que nous avons vue à notre descente du bus. A douze heures pile, nous passons! ». Marcel ne discute pas, il se contente de hocher la tête en signe d'acquiescement; il nous reste quelques minutes que nous mettons à profit pour boire un dernier verre avant de nous remettre en route. 

Nous voici devant le panneau dont je relis l'avertissement. Cette fois, mon cœur se serre .... "Alea jacta est!", nous baissons la tête et passons sous la barre. Le chemin est dans un creux et nous protège momentanément des regards ennemis, mais plus nous avançons, plus il se rapproche du niveau des champs; nous progressons pendant quatre ou cinq cents mètres, bien à l'abri de toute observation allemande, nous rapetissant un peu plus au fur et à mesure de notre progression vers le dôme de la colline, jusqu'au moment où notre sentier est à fleur des champs et que nous sommes à découvert. La baraque des sentinelles ennemies se trouve légèrement en retrait sur notre gauche, à plus ou moins quatre cents mètres; je jette un coup d'œil de son côté et je vois un Fritz en sortir, désinvolte, le fusil en bandoulière, dégustant paisiblement son dessert ... "Ach! Schlecht Soldat!" qui ne surveille pas son secteur ... pour notre plus grand bonheur! Mais il y a des moments où l'on voudrait être une petite taupe dans sa galerie… J'attire l'attention de Marcel, lui demande de se mettre à plat ventre et de ramper les deux cents "bons" mètres qu'il nous reste à couvrir avant d'atteindre le sommet; il nous faudra faire de même, hélas! Sur une bien plus longue distance, de l'autre côté où la pente du versant est beaucoup plus faible. Peu à peu, enfin, nous pouvons nous redresser et marcher d'un pas plus allègre vers le soleil et la liberté. Tout heureux, nous apercevons des uniformes bleu foncé autrement plus sympathiques que le "feldgrau"…ceux des gendarmes français; ils n'en croient pas leurs yeux et nous demandent d'où nous sortons. « Mais, ce n'est pas possible! s'exclame l'un d'eux. Il n'y a plus personne qui passe depuis une semaine! ». Marcel réalise alors que nous avons réussi, il exulte, se tourne vers moi et me serre dans ses bras; les gendarmes français partagent notre joie et nous confirment que nous avons eu beaucoup de chance. 

Un bus nous amène à POLIGNY; nous nous rendons chez le Colonel de SAUL, où nous retrouvons notre charmante héroïne, son compagnon et…nos valises. Par sécurité, le Colonel nous attribue un logement différent. Le mien se situe chez de bien braves personnes, Grande-Rue, près de la papeterie « A la Civette ». Leur maison possède un avantage fort appréciable: un grand jardin donne accès, par derrière, à une rue parallèle par où je peux fuir en cas de visite inopinée des chleuhs. 

Le Lieutenant-colonel de SAUL est une figure peu connue. Commandant le Second Bureau de l'armée française en 1940, il poursuit clandestinement ses activités en Zone Libre après la signature de l'armistice du 22 juin 1940, avec la bénédiction du Maréchal PETAIN. Une caisse noire du Maréchal subventionne le Bureau, en assure le parfait fonctionnement grâce à une allocation mensuelle d'un million de francs, somme fort coquette à l'époque, et la disposition d'un petit avion qui permet au Colonel de se déplacer rapidement dans toute la Zone Libre où, d'ordre du Maréchal, les Préfets lui doivent aide et assistance. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les renseignements consignés par le Colonel de SAUL sont tous transmis à LONDRES, au Général DE GAULLE et non aux Anglais… par le Maréchal PETAIN!... Jusqu'au lundi 6 juillet, je travaille avec le Colonel de SAUL et j'assiste à de multiples interviews de personnalités revenant de Vichy où elles se sont entretenues avec le Maréchal: je peux donc affirmer sur ce que j'ai de plus sacré qu'il en était réellement ainsi en 1942. Le 26 août de cette même année, je suis en Angleterre, à Patriotic School, et l'Intelligence Service me confirme être parfaitement au courant des activités du Second Bureau de Poligny mais regrette que les renseignements ne soient transmis qu'au Général de GAULLE. Invraisemblable mais vrai! 

Nous avons, en Zone Libre, une impression de liberté relative, mais sans sécurité totale. Les Allemands sont partout en civil, surveillent tout; ils peuvent envahir ce qui reste de la France et ne faire qu'une bouchée de la petite "armée d'armistice" de cent mille hommes à qui on a retiré les armes. Le lundi 29 juin, les gendarmes français signalent l’arrivée de policiers allemands en civil dans la ville: le Colonel de SAUL nous dit de prendre nos cliques et nos claques et d'aller nous cacher, sans perdre de temps, dans les bois situés sur les hauteurs de POLIGNY, derrière le Calvaire dont la grande croix domine la ville. La journée est chaude, très chaude; qu'il est long et escarpé, le chemin du Calvaire! L'alerte ne sera heureusement pas longue et, le lendemain, nous pouvons regagner nos pénates. 

Le lundi 6 juillet, notre correspondante de BESANCON nous annonce la "visite", pour ce même jour, de "civils" allemands. Cette visite nous concerne directement et elle nous conseille de déguerpir au plus vite; nous rassemblons nos maigres bagages et prenons le premier bus pour LONS-LE-SAUNIER. Comme nous arrivons chez les Lédoniens, une clique militaire défile dans les rues de la ville et joue des marches "comme celles de chez nous"… C'est tellement poignant et merveilleux que j'en attrape des frissons et du vague à l'âme… Je pense à notre Belle Armée, à nos heures de gloire… La foule applaudit, exulte, en demande davantage, réclame le "Chant du Départ"… Le lieutenant commandant la clique cède et accepte, mais il devra s'en tenir là pour éviter des ennuis tant pour lui que pour ces braves gens; l'ennemi est partout! Il faut faire gaffe et se tenir à carreau. 

Nous quittons définitivement la région le mardi 7 juillet, notre présence a été repérée et nous ne pouvons regagner POLIGNY en sécurité. Nous prenons le train pour Lyon où nous nous rendons immédiatement à l'Ambassade des Etats-Unis, chargée des intérêts belges en Zone Libre. J'y rencontre le très sympathique Monsieur LAGRANGE qui pense pouvoir me faire partir assez vite pour la Grande-Bretagne s'il peut me faire bénéficier du passeport d'un certain Henri KNAAPEN qui, las d'attendre ses documents de voyage, a préféré traverser les Pyrénées à pied. Il me conseille, entre-temps, de me rendre au Bureau Militaire Belge de MONTPELLIER pour y percevoir mon traitement. 

Le mercredi 8 juillet, nous nous "offrons", Marcel et moi, un aller-retour LYON-MONTPELLIER en chemin de fer. Le train est archi bondé et nous sommes entassés les uns contre les autres, aussi bien dans les couloirs que dans les compartiments. Tout nous semble irréel: cette belle locomotive qui tire sa longue rame de wagons à grande vitesse, l'insouciance des passagers qui paraissent ignorer tout de la guerre, les beaux paysages de vacances qui défilent sous nos yeux médusés, le délicieux et merveilleux bleu scintillant de la Méditerranée que nous apercevons en fin de trajet… Ils ne connaissent pas la guerre ici !... Hélas ! Nous quittons notre émerveillement et nos douces illusions quand nous nous retrouvons à l'OFFICE MILITAIRE BELGE de MONTPELLIER, vague mais très officiel "service de liquidation" de notre armée où règne un pauvre diable de capitaine-commandant en civil, désagréable et on ne peut plus déplaisant. Nous lui faisons part de l'objet de notre visite et de nos intentions de rejoindre les Forces Belges de Grande-Bretagne. Nous n'avons pas achevé de nous présenter qu'il vocifère:
 « Vous n'avez rien à faire ici ! Votre place est en Angleterre, je vous ferai fusiller comme déserteurs si vous n'y filez pas sur le champ! Vous avez compris? C'est à vous que je m'adresse surtout, Paquet! Ce n'est pas la première fois que vous venez me voir; je me fous de votre Second Bureau Français! ... il n'est plus question de retourner en Belgique! Si vous y allez, je vous porte comme déserteur ! Vous serez fusillé ! Compris? » « Mais, mon Commandant », lui répond calmement Marcel, « puisque je vous dis que c'est ma dernière mission avant de rejoindre l'Angleterre. .... »  «  Pas question ! N'insistez pas ! Vous n'êtes qu'un déserteur, vous serez fusillé après la guerre ! » ... braille notre « scrongneugneu » de commandant, sur le bord d'une attaque d'apoplexie. 

Il est hors de lui, ce stupide Commandant qui ne veut rien comprendre… Mais, foin d'enguirlandages! Il règle nos traitements du mois en cours, un peu à contrecœur mais bien obligé; il ne nous dit plus un traître mot sinon que pour nous demander de signer le reçu. Nous avons perçu nos traitements, c'est l'essentiel… Adieu, Commandant Grincheux, et bon séjour à Montpellier, véritable Capoue pour les gens de votre espèce. 

Je suis de retour chez Monsieur Lagrange, le 9 juillet: il me reçoit avec son affabilité coutumière et légendaire, m'installe à un bureau et me demande d'apprendre à imiter la signature d'Henri Knaapen. C'est relativement vite appris et il ne suffit plus qu'à remplacer la photo du véritable titulaire par celle de son heureux "usurpateur". J'ai appris, par après, qu'Henri Knaapen avait été arrêté en Espagne et envoyé au camp de MIRANDA; les Espagnols auraient eu bien du mal de discerner le véritable Knaapen du faux si j'avais été également arrêté ! Nous avions le même nom, les mêmes prénoms Henri Gérard, les mêmes date et lieu de naissance, la même signature!... C'est mieux que Dupont et Dupond !!!
 

Très obligeamment, Monsieur Lagrange me prie de ne revenir que lorsqu'il me le demandera car les entrées et sorties des visiteurs sont photographiées par des policiers allemands en civil postés en permanence devant l'Ambassade. Il m'amène à une fenêtre et m'en désigne deux avec leur appareil photographique. Il me donne l'adresse d'une planque dans le Quartier juif de la ville où il pourra me recontacter. Il s'agit d'une très modeste chambrette de deux mètres cinquante sur trois, au loyer mensuel de cent francs! Il me signale encore un petit restaurant près de la Place Bellecour où je peux dîner à très bon prix et sans timbre de ravitaillement; pour mes autres repas, il me remet quelques timbres de pain avec lesquels je dois me débrouiller. Heureusement! La cueillette des pêches a été très abondante, cette année, et les magasins en regorgent; en outre, ce fruit se vend presque pour rien! J'en fais la base de mes repas du matin et du soir; j'en "engloutis" deux kilos par jour ! 

Marcel me fait ses adieux et retourne en Belgique pour sa toute dernière mission. Je ne le reverrai plus jamais… Mon ami a été abattu alors qu'il traversait cette même ligne que nous avions passée ensemble… « Non, Marcel, tu n'es pas un déserteur, tu es un pur héros, un splendide héros que ce vaniteux commandant de Montpellier croyait pouvoir bafouer parce qu'il était conscient qu'il ne faisait pas le poids à tes côtés, qu'il ne t’arrivait pas à la cheville. Mon très cher Compagnon d'évasion, j'ai eu le rare privilège de te connaître et s'il m'est permis de parler au nom de tous ceux que le Pays compte comme vrais patriotes, alors, Marcel, au nom des anciens Evadés de Guerre, anciens des Forces Belges de Grande-Bretagne où tu avais retenu ta place, anciens Combattants de notre Belle Armée de 1940, anciens de l'Armée Secrète, anciens Prisonniers Politiques et anciens Prisonniers de Guerre, et anciens Volontaires de 1944-1945 qui ont grossi les rangs de notre Armée et au nom de tous ceux qui ont combattu l'ennemi, je te dis que nous sommes, nous, très fiers de toi et de tous nos autres amis qui, comme toi, ont sacrifié leur vie avec tant d'idéal et de noblesse. Au nom de tous, je te dis :

"Merci, Marcel! Nous, nous ne t'oublierons jamais."  

Ce mardi 14 juillet restera gravé à tout jamais dans ma mémoire. Peu avant midi, alors que je me rends sagement à mon restaurant, une foule bruyante et hyper nerveuse a envahi la Place Bellecour. Il y a de l'orage dans l'air, je n'ai nul intérêt à m'attarder et je me dégrouille d'autant plus vite que la Garde Mobile encercle la place. Je me tire à temps, juste au moment où deux blocs de Pétainistes et d'anti -Pétainistes s’entrent dedans à bras raccourcis, aux accents de la Marseillaise, l'hymne national entonné par les deux clans traduit le profond malaise et l'immense désarroi des Français. Mais, quelle mêlée! .... casquettes et autres couvre chefs, cannes et parapluies, tout vole en l'air; on se tape dessus à qui mieux mieux. Ah! Si la France avait manifesté une telle énergie et autant de pugnacité en 1940…les boches auraient fait demi-tour!...Quant à moi, je franchis allègrement trois barrages de gardes mobiles, grâce au petit accent lyonnais que j'ai aisément acquis et grâce aussi à la précieuse carte d'identité qui m'a été délivrée à Besançon. Je parviens à mon petit restaurant sans trop de difficulté, je bois un petit coup pour me remettre de mes émotions et fais bonne chère avec un mini-menu de temps de restrictions. A la une des journaux du lendemain, nous apprenons l'arrestation de cinq mille étrangers dans la ville! La baraka ne me quitte pas! 

Je suis convoqué à l'Ambassade le samedi 18 juillet; mes papiers sont prêts. Je quitte Lyon après-demain, en compagnie d'un liégeois de dix-sept ans, PASSAGEZ, qu'on me prie de tenir à l'œil en raison de son très jeune âge. Je prends connaissance de mon plan de voyage, je reçois mon ticket de chemin de fer ainsi que "mon" passeport que j'ouvre aussitôt avec l'intérêt et la curiosité que l'on devine! L'échange des photos est une perfection! Le sceau consulaire apposé sur ma photo correspond exactement avec ce qui subsiste de l'ancien après enlèvement de la photo originale. Il est impossible de déceler la moindre manipulation, même avec les instruments les plus sophistiqués. Dès-à-présent et jusqu'à mon arrivée au Royaume Uni, je m'appelle Henri Gérard KNAAPEN, né à Jupille en 1924. Je ne me souviens plus de la date exacte, mais il y a un hic : je suis né en 1919 et se rajeunir de cinq ans quand on en a vingt-deux et demi ne passe pas inaperçu…Cette considération mise à part, l'Etat est un maitre-faussaire! Monsieur Lagrange nous souhaite un bon voyage et nous informe qu'un agent de l'AMERICAN EXPRESS nous attend à la gare de PORT- BOU pour nous aider dans nos formalités d'entrée en Espagne. 

En ce chaud lundi 20 juillet, nous nous acheminons vers PORT-BOU, première étape de notre voyage vers le Portugal. Je fais plus ample connaissance avec mon nouveau compagnon, jeune homme cordial, très bien éduqué et fort sympathique. Vers les seize heures et demie, le convoi ralentit à l'approche de PORT-BOU; le train s'immobilise, je passe la tête par la fenêtre et j'aperçois une casquette de velours jaune foncé portant l'inscription "AMERICAN EXPRESS" en grands caractères de cuivre. C’est notre homme! Nos regards se croisent, il vient vers moi et me demande si je suis Henri Knaapen. A ma réponse affirmative, il tire une photo d'une poche de son veston et, goguenard, me dit m'avoir reconnu immédiatement. Evidemment! Il nous amène au bureau de la "Seguridad" et y dépose nos passeports. Comme je le craignais, mon rajeunissement de cinq années n'est pas évident ou est trop évident… le policier relève la tête, me regarde, lorgne mon guide avec un petit sourire moqueur et articule lentement : « dix-sept ans »  avec en sous-entendu: « Tu te fous de moi? Ce passeport est truqué mais on peut s'arranger ». Le message est reçu cinq sur cinq et mon guide lui glisse un billet de cinq cents pesetas dans les mains; mon passeport est aussitôt tamponné du visa indispensable à la bonne poursuite de mon périple. Mon guide a certainement l'habitude de ce genre de transaction car elle se passe sans la moindre discrétion, sous les yeux intéressés des autres policiers et douaniers.
 

En effet, à côté de la "Seguridad", un vieux "carabinero", malpropre et antipathique, a suivi la scène avec intérêt. Il me fait signe de venir; il ouvre ma valise, farfouille nerveusement dans mes affaires, puis me demande de le suivre dans une cabine de fouille corporelle. Je suis bien obligé d'obéir à cet immonde et visqueux troglodyte échappé de je ne sais quelle caverne ibérique, puant la bêtise et la corruption, vicieux jusqu'à la moelle des os. Ses yeux jubilent et pétillent d'une joie mal contenue quand il me dit de me déshabiller. J'enlève mon veston et l'accroche à une patère. Je marque un temps. « Il faut tout enlever! » m'ordonne-t-il. Ses mains aux doigts crochus, terminés par d'affreux ongles "en deuil", s'agitent nerveusement… Il est vraiment dégueulasse, ce douanier! Je suis torse nu et je marque une autre pause; il s'énerve et il m'énerve! Il m'ordonne de tout enlever. Je me contiens au maximum mais il ne me faut plus grand-chose pour que je fasse sauter la cabine et son pithécanthrope de douanier. Je suis en caleçon et je stoppe les frais. Ses fonctions le rendent maître de la situation, il le sait et il me nargue avec insolence. Puis, péremptoire et condescendant en même temps, il précise sa position: « Je peux continuer si je veux…à moins que… ». Joignant le geste à la parole, il plonge une main dans la poche intérieure de mon veston, en retire mon beau stylo "Mont Blanc" – réclame non payée, me le met sous le nez … . « Vous ne me donniez ceci ». Que faire? .... sinon donner mon accord. J'accepte le marché et je peux me rhabiller. Je raconte ma mésaventure à notre guide. Il s'en fout pas mal! Il nous donne nos billets pour BARCELONE et nous quitte définitivement. Peut-être, est-il retourné ensuite chez ses amis espagnols pour y réclamer sa part!.... Ils sont tous de connivence à ce poste frontière et aussi malhonnêtes les uns que les autres. 

La soirée est douce, le ciel clair et lumineux; je me détends en me promenant le long des rives de la crique de PORT-BOU bordée de redoutes qui portent les stigmates des violents combats de la Guerre Civile. Les événements de cette très longue journée me trottent dans la tête et je me souviens subitement que mon véritable nom est gravé sur le capuchon du beau stylo que ma Mère m'a offert avant mon départ de Liège; je ne m'étais jamais imaginé alors qu'un douanier véreux se l'approprierait. .. Cette inscription est la seule erreur de toute mon équipée, mais elle est bien anodine quand on a affaire à un débile, probablement à peine capable d'écrire son nom. 

Nous nous remettons en route, le lendemain matin, pour le Consulat Général de Belgique à BARCELONE où il nous est conseillé de rallier la Congo Belge plutôt que la Grande-Bretagne dont la victoire ne leur parait pas du tout évidente! De fait, les Belges vivant en Espagne sont intoxiqués par la propagande franquiste; ils ne pensent pas comme nous et ne partagent pas nos idées. Il m'a été conseillé à Lyon d'éviter toute discussion à ce sujet, je m'en tiens à cette consigne. Je passe une partie de mon après-midi et de ma soirée à me promener dans la ville souterraine et dans la très longue et splendide Avenida de la Luz avec ses somptueuses propriétés, toutes aussi belles les unes que les autres et toutes de style différent; ces demeures sont celles des plus grandes et plus riches familles catalanes. 

Nous sommes bien loin de nos familles et de notre bonne petite Belgique dont c'est, aujourd'hui, la troisième Fête Nationale sous l'occupation nazie. 

Nous passons une nuit à BARCELONE; le lendemain, au petit matin, nous nous rendons à la gare et poursuivons notre voyage vers MADRID; pour éviter la présence de personnes étrangères dans notre compartiment et rester en parfaite sécurité, nous prenons des billets de première classe ainsi que nous l'a recommandé le Consulat mais …qui nous coûtent 210 pesetas, car nous devons payer notre voyage nous-mêmes; Nous arrivons à MADRID en fin d'après-midi; nous y sommes attendus par un agent de l'ambassade qui nous conduit dans un hôtel au bord du Manzanares, sous-affluent du Tage, en plein cœur de la ville. Nous y recevons un repas copieux et passons une excellente nuit. 

Nous nous réveillons très tôt et nous nous pointons à notre ambassade qui, elle aussi !... nous déconseille l'Angleterre et nous suggère le Congo Belge où il nous est possible de rejoindre la Force Publique ou le secteur civil qui rétribue largement ses agents. Notre Colonie, nous dit-on, manque de personnel... La Grande-Bretagne a besoin de soldats, avons-nous envie de répondre. La sagesse nous recommande de nous taire... Ils sont vraiment nombreux, nos compatriotes qui en 1942 croient en la victoire de l'ennemi. Il en sera encore ainsi pendant bien longtemps et certains ne commenceront à entrevoir la possibilité d'une victoire alliée qu'à partir du moment où le front de Normandie craquera et que les Allemands reflueront en pagaille vers le Nord. Un vent de panique soufflera à nouveau et le doute se réinstallera dans beaucoup d'esprits, lors de l'offensive des Ardennes du 16 décembre 1944 et lors de la toute dernière grande attaque aérienne du 1er janvier 1945 où les Allemands utilisent tout ce qui leur reste d'avions et jouent leur va-tout.
 

Nous mettons à profit les deux journées que nous passons à Madrid pour visiter le splendide musée du Prado. Le vendredi 24, l'ambassade nous informe que nous pouvons nous remettre en route. Nous recevons cinq cents pesetas pour nos frais; nous apprendrons plus tard que cette somme est une avance qui sera retenue sur nos traitements. Presque tous nos frais de voyage nous incombent! Dans sa note 203/24278 "Frais de Voyage-Récupération Avances" du 30.09.1942, le Ministère de la Défense Nationale de Londres m'alloue généreusement une somme de £11.1.11 (1.365 FB) pour tout mon voyage de la Belgique à la Grande-Bretagne via la France, l'Espagne et le Portugal ... et. après déduction de ce montant des avances perçues, il me déclare redevable de £12.19.1 (1.593 FB), alors que mon traitement de Maréchal-des-Logis, indemnité de vie chère journalière de £0.0.3 (l,50 FB) comprise, est de £9.12.0 soit 1.181 FB. Il est évidemment impossible de réaliser un tel périple pour 1.365 FB! J'ai dépensé les 3.500 FB que j'ai emportés de Belgique et trois mois de traitement, dont deux majorés d'une indemnité de marche de 4.50 FB par jour (!), ainsi que 1.500 escudos reçus gracieusement de Philippe DULAIT (alias Fernand DOLO) à Lisbonne. Il m'eût été difficile de vivre plus économiquement; j’ai mené la vie du pauvre diable qui ne mange pas toujours à sa faim; il m'est même souvent arrivé de dîner par cœur, je me suis terré à LYON dans une misérable planque â 100 FF (140FB) le mois. J'étais bien loin de me douter que, servant ma patrie, de tout mon cœur et de toute mon âme, je me créais des dettes envers elle ! Ceci appartient au passé et mon propos n'est certes pas de faire le procès de notre gouvernement de LONDRES, célèbre par toutes ses virevoltes rocambolesques dans la recherche de la ligne politique qui servirait le mieux ses intérêts: nous n'avions pas la moindre estime pour ce gouvernement. S'il y avait procès à faire, ce serait plutôt celui de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis la Libération - à laquelle nous avons si activement participé - qui refusent obstinément de reconnaître nos droits légitimes de Libérateurs.
 

Le samedi 25 juillet, nous nous retrouvons sur le quai de la Gare de Madrid-Delicia et attendons le train de Marvao-Entrocamento-Lisbonne quand un certain Fernand DOLO se présente très courtoisement ; dans un français impeccable, il nous demande si nous allons à LISBONNE et s'il peut nous accompagner. Il nous explique qu'il est ouvrier et qu'il a quitté précipitamment la Belgique pour échapper au travail en Allemagne. Comme personne ne nous a parlé de lui auparavant, nous restons prudemment sur nos gardes. Mais il ne me faut pas beaucoup de temps pour réaliser que notre nouveau compagnon n'est pas plus ouvrier que moi et qu'il possède une solide formation universitaire. Je ne suis donc nullement étonné quand il m'appelle à part et me décline sa véritable identité : « Je suppose que vous vous êtes rendu compte que je ne suis pas plus ouvrier que vous et que je ne m'appelle pas plus Fernand DOLO que vous Henri KNAAPEN. Mon nom est Philippe DULAIT et je suis l'avocat contentieux de la Société Générale de Belgique. Et vous? Vous êtes… ?» Je me présente à mon tour, nous jouons cartes sur table; notre identification restera confidentielle jusqu'à notre arrivée en Grande-Bretagne. Même PASSAGEZ, mon compagnon de voyage depuis LYON, ne connaitra pas nos véritables noms! Comme nos projets sont absolument identiques, il en résulte une confiance mutuelle, totale et complice, des plus utile sinon indispensable à la parfaite harmonie de nos rapports et à une plus grande sécurité dans la poursuite de notre voyage. Philippe DULAIT deviendra, après la guerre, Président de la Générale de Banque.
 

Nous filons en direction de MARVAO, station frontière portugaise. Notre compartiment est plein : trois officiers de gendarmerie, un d'infanterie, un civil et nous trois. La "Seguridad" passe et enlève nos passeports aux fins de vérification. Le lieutenant d'infanterie rompt le silence et nous demande gentiment, en excellent français, si nous sommes Belges et si nous allons en Angleterre. What a question! Bien Sûr, nous sommes Belges… mais nous n'allons pas en Angleterre! Notre réponse est accueillie avec un petit sourire, à la fois sceptique et sympathique. C'est évident, il ne nous croit pas, mais il comprend et admet notre réponse : il aurait agi de même à notre place. Il entreprend de nous mettre en confiance et nous assure que nous n'avons rien à craindre des trois officiers de gendarmerie et de ce "bête civil" (sic) qui ne connaissent pas un traitre mot de la langue de Voltaire. Il nous raconte que l'opinion est très partagée en Espagne, surtout dans l'armée; d'après lui, beaucoup souhaitent la défaite de l'Allemagne, grande responsable de la destruction de leurs villes lors de la Guerre Civile; malheureusement, il faut actuellement composer avec Hitler dont la défaite n'est pas évidente et qui est en état de force sur le continent. Il est vraiment gentil et sympathique, notre interlocuteur! Mais allez lui faire confiance, à lui que nous connaissons à peine! Puis, le but de notre voyage ne concerne personne d'autre que nous; cet officier est raffiné, mais ses manières avenantes et ses conversations trop curieuses ne descellent pas nos lèvres. Sa cordialité et sa convivialité n'ont pas raison de notre mutisme; nous détournons le plus habilement possible la conversation sur des sujets plus banals, mais notre grand bavard revient irrésistiblement et obstinément sur le même thème: guerre, Hitler, Franco (qu'il n'aime pas), Churchill…Notre convoi s'arrête à la gare frontière de VALENCIA DE ALCANTARA, le compartiment se vide de ses passagers nationaux; notre lieutenant nous serre chaleureusement la main et nous souhaite "bon voyage et bonne chance en Angleterre". La "Seguridad" rend nos passeports et le train s'ébranle en direction de Marvao, gare frontière et poste douanier portugais. Nous sommes heureux de laisser l'Espagne franquiste derrière nous, mais nous ne serons vraiment "en seguro" que lorsque nous atteindrons notre ambassade de Lisbonne. 

Tout se passe vite et très bien à MARVAO. Nos documents sont vérifiés par la Policia de Vigilancia et Defensa do Estado qui nous remet un formulaire de Defencia Sanitaria anti-epidémica do Pais à présenter à l' Inspeccao de Epidemias dès notre arrivée à Lisbonne. Les Portugais sont moins pointilleux que leurs voisins ibériques. 

Les formalités terminées, nous poursuivons notre voyage vers Lisbonne. Nous nous arrêtons à ENTROCAMENTO et nous arrivons en fin de journée dans la très belle capitale lusitanienne. 

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Le lendemain, je me promène dans Lisbonne avec PASSAGEZ et GERAERTZ, jeune homme d'Eupen qui a déserté l'armée allemande dès son incorporation de force. Je conserve un excellent souvenir de ce très brave et grand patriote belge que je reverrais avec beaucoup de plaisir. Quand je pense aux dangers qu'il a affrontés par amour pour sa patrie, je ne pourrai jamais admettre l'injustice des récentes mesures en faveur des bénéficiaires du statut de l'incorporé de force dans l'armée allemande et de leurs ayants droit qui leur accordent les mêmes avantages qu'à ceux qui, comme notre ami GERAERTZ, n'ont pas voulu porter l'uniforme feldgrau de l'ennemi et tirer sur leurs compatriotes. Je pense également à tous ces Luxembourgeois de mon unité qui n’ont pas accepté de servir dans la Wehrmacht et qui ont rejoint nos Forces Armées en Grande-Bretagne. Il est aberrant d'accorder les mêmes avantages aux soldats enrôlés dans une armée ennemie, même contre leur gré. Car ils avaient, eux aussi, la possibilité de refuser en s'évadant. Mais ceci suppose une certaine dose de courage car il est évidemment bien plus dangereux de traverser des pays hostiles pour rejoindre les forces amies que la rue pour répondre à une convocation d'enrôlement ou signer un engagement dans les forces ennemies. Que l'on ne vienne surtout pas raconter que ces "belges-là" se sont bien battus contre un ennemi qui ne connaissait pas la pitié et ne faisait pas de quartier. Ces petits "belges-là" n'ont pas voix au chapitre. Si les Russes ont été cruels, ils n'ont fait que rendre aux Allemands et à leurs amis la monnaie de leur pièce; s'il est vrai que le soldat allemand s'est montré par fois (?) correct en mai 1940, il est aussi vrai que son comportement a été des plus odieux dès les premiers revers de son armée et d'une barbarie sans nom, indigne de notre civilisation, où toutes les divisions allemandes, et non les seules SS, se sont distinguées. Les Fronts de l'ouest et du sud de l'Europe ont connu des combats aussi furieux et féroces que ceux du front de l'est, mais nos hommes se sont battus comme des soldats dignes de ce nom. Notre Brigade Belge de Grande-Bretagne a forcé l'admiration de tous nos Alliés partout où elle a combattu, que ce soit en Normandie où elle a libéré les villes de la Côte Fleurie, en Belgique ou en Hollande; pendant ce temps, les "sous-produits belges" de la Wehrmacht se faisaient battre à plate couture et n'avaient qu'un seul admirateur: Adolf !... Nos Alliés nous estiment, nos gouvernements nous "oublient"… "Your stupid government" comme disaient nos amis anglais et américains... 

Par ce, matin ensoleillé du lundi 27 juillet, je me rends à l'ambassade pour y faire viser mon passeport et on... me conseille de rallier notre Colonie; il faut croire que le mot d'ordre a été donné à nos ambassades et consulats … De fait, certains évadés désireux de servir dans nos Forces en Grande-Bretagne ont été déroutés d'autorité sur notre Colonie. Tel ce brave papa que j'ai vu, assis sur le seuil de notre ambassade de Lisbonne, pleurer à chaudes larmes. ... Avec son fils, il s'était évadé de l'usine allemande où tous deux travaillaient; ils traversent les lignes boches avec succès, puis les lignes russes où ils se font arrêter. Relâchés après de longues et laborieuses explications avec les autorités russes, ils reprennent leur route vers la Grande-Bretagne. Leurs tribulations durent plusieurs mois, les amènent dans le sud de l'Asie et aboutissent enfin à Lisbonne où ils émettent le désir de rejoindre notre armée de Grande-Bretagne. Hélas! Après avoir connu et partagé les mêmes dangers et aventures, ne s'être jamais quittés, ils sont obligés de se séparer… : le père doit se rendre au Congo, le fils peut aller en Grande-Bretagne. Le père est "jugé" trop âgé et inapte au service militaire…Aucun examen médical n'étaye cette décision; bien au contraire, cet homme est solide comme un chêne, il vient d'en fournir la preuve d'une manière irréfutable! 

La ville grouille d'espions allemands et il nous est conseillé d'être très prudents. L'ambassade d'Allemagne ne compte pas moins de cinq cents employés… au service d'un certain Herr SCHMIT… 

Nous apprenons avec plaisir qu'il nous est possible d'expédier des colis à nos familles sous un nom d'emprunt. Je me choisis un nom, un de plus; je m'appelle Macedo SOARES, domicilié 10 rua do Loreto à Lisbonne. Je profite de l'aubaine pour faire parvenir à ma famille quelques boites de sardines, introuvables dans notre Pays, et lui écrire selon un code mis au point avec mon plus jeune frère; je peux ainsi communiquer avec les miens sans éveiller l'attention des censures. C'est l'unique lettre que j'ai pu adresser à ma famille jusqu'à la libération de notre pays; je la porte à la poste, la glisse dans la boîte du courrier destiné à l'étranger, et…je me fais interpeller par deux policiers en civil qui ont remarqué la boîte dans laquelle je l'ai déposée. Il s'ensuit un très bref dialogue:

  - Extrangeros?

- Si.
- Documentos…

Ils examinent mon passeport et me le rendent sans plus de question. 

Revenant de PORTO où il a rendu visite à une filiale de la Société Générale de Belgique, Philippe DULAIT, alias Fernand DOLO, me demande s'il peut connaître le montant de l'indemnité de voyage que l'ambassade m'a allouée. Je lui réponds « cinq cents escudos »; il baisse la tête, la secoue lentement et, totalement dépité, murmure : « Ils devraient avoir honte! » .... il ouvre son portefeuille et me tend mille cinq cents escudos, en me disant: « Tiens, c'est pour toi! ». Je refuse. Il insiste: « Si, si! Prends-les et dis-toi que ce n'est pas le gouvernement qui te les donne. Ils sont à toi! ». Ces mille cinq cents escudos ne seront jamais à rembourser, contrairement aux indemnités de voyage reçues de nos ambassades et consulats… 

Les 31 juillet et 5 août, je me présente à l'Inspeccao de Epidemias, j'y reçois les vaccins qui me mettent en règle avec les autorités sanitaires du pays. 

Je suis muté, le mercredi 5 août, à CHARNECA, minuscule patelin au sol aride, entre Costa de Caparica et la côte atlantique; une grande propriété, style hôtel pour touristes, abrite une vingtaine de jeunes évadés attendant leur départ pour le Royaume-Uni. On me confie le commandement de cette petite "unité" de futurs "Belgian Tommies"; notre vie militaire se résume à quelques exercices de gymnastique dans la matinée et à des marches "sans apparence militaire"... que nous reprenons vers 14.00 Hrs pour traverser les dunes et aller nous baigner dans les eaux sauvages et tonifiantes de l'Atlantique.

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Tout heureux et en "pleine forme" nous regagnons ensuite nos quartiers pour le repas du soir. En face de notre belle "caserne" se trouve l’autre maison de CHARNECA, petit bistrot sans allure qui, pour quelques centavos, sert un "doigt" de porto vert, tellement capiteux que nous devons nous en contenter d'un seul... C'est le repos du guerrier avant les grandes manœuvres…

Enfin, le samedi 22 août, nous recevons notre ordre de départ; un bus nous conduit dans la soirée au port de Lisbonne où, après quelques formalités succinctes, nous montons à bord d'un hydravion SUNDERLAND de la British Overseas Airways. Tout se passe rapidement et "en catimini", les Fridolins ayant la très fâcheuse habitude de surveiller le va-et-vient des avions et navires britanniques pour en signaler les mouvements à leur chasse basée sur les côtes françaises. Les départs sont des plus irréguliers et doivent surprendre les espions allemands; ce qui n'empêchera pas à ce même hydravion, dans lequel nous allons voyager, de se faire abattre une quinzaine de jours plus tard. Comme notre appareil est civil et sans défense, il décolle de nuit et vole plein ouest, loin des rayons d'action de l'aviation ennemie; il effectue une large boucle au-dessus de l'océan avant de se rabattre sur l'IRLANDE. C'est la joie à bord! Un animateur de l'I.N.R. se trouve parmi nous et nous passons la nuit à chanter et à raconter des blagues. Nous amerrissons le lendemain matin en Irlande, à SHANNON AIRPORT, où une collation nous est servie. Nous redécollons une heure plus tard, cap sur BOURNEMOUTH. Une mer agitée perturbe notre amerrissage à Bournemouth, notre hydravion rebondit "haut et loin" à trois reprises. Nous sommes transbordés dans une petite embarcation et les estomacs sensibles commencent à souffrir du mal de mer pendant notre transport vers la terre ferme; quelques-uns, tête par-dessus bord, donnent à manger aux poissons… Notre évasion est terminée! Nous sommes en Angleterre! … Notre joie éclate, un des nôtres saute au cou d'un tommy de faction et l'embrasse! 

Au début de l'après-midi de cet inoubliable dimanche 23 août, le "railway" nous amène à VICTORIA STATION où des camions militaires nous attendent et nous conduisent à Patriotic School. Notre attention est attirée -et refroidie! - par les barbelés et les tommies qui montent la garde autour de ce qui apparaît être un véritable camp d'internement… Nous n'y comprenons rien jusqu'au moment où nous pouvons lire sur un panneau géant, au-dessus de l'entrée du camp:

 

L'ANGLETERRE EST UNE FORTERESSE

QUI SE DEFEND A L’ENTREE

CH. DE GAULLE

 

Les services de réception nous souhaitent le "welcome in Great Britain" et nous remettent une circulaire de bienvenue de notre Gouvernement de Londres

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Patriotic School est une vaste propriété où l'on filtre l'arrivée des étrangers au Royaume-Uni. Tout y est prévu pour agrémenter leur séjour : piscine et terrains de sport, salle de cinéma où se produisent également des troupes d'artistes, tables bien dressées, lits avec draps… rien n'est laissé au hasard pour la perfection de l'accueil, car les Anglais connaissent les difficultés rencontrées par les Evadés, même si certains, comme moi, ont eu une baraka insensée; cette catégorie d'évadés chanceux, parvenus à rejoindre la Grande-Bretagne en deux mois, ne constitue qu'un très faible pourcentage. Nos amis anglais sont très réalistes et se rendent parfaitement compte de notre état d'affaiblissement physique en fin d'évasion, même après "nos vacances lusitaniennes"; ils ne lésinent pas sur la quantité et la qualité de la nourriture. Nous bénéficions d'un régime spécial que nous ne connaîtrons plus jamais par après… 

Nous sommes l'objet d'enquêtes sévères et soumis à des interrogatoires serrés. Tour à tour, nous comparaissons devant les agents des services de l'Identification, de l'Intelligence Service, de l'Army, de la Navy et de la RAF. Les deux premiers interrogatoires durent, chacun, une journée complète; celui de l'lntelligence Service se clôture par ces quelques mots qui veulent tout dire : "Je crois que je n'ai plus rien à tirer de vous". Ce qui est parfaitement exact! 

Avec la grace et la benediction de l'Immigration Officer, je suis libre le 28 août et "permitted to land at London on condition that the holder joins the Belgian Armed Forces in accordance with arrangements to be made by the Belgian Consul in London and subject to such further conditions as may be imposed if the soldier is discharged therefrom in the United Kingdom".
 

Dans la camionnette "15 Cwt" qui me conduit à Eaton Square, à notre ambassade, je fais la connaissance d'un Belge d'Eupen - encore un! - et je lui fais part de ma chance d'avoir pu rallier la Grande-Bretagne en deux mois et quatre jours ainsi que de n'être resté que cinq jours à Patriotic School. Il me répond calmement : « Je crois détenir le record ! Je n'ai mis que cinq jours d'Eupen à Londres » … . J'écarquille les yeux et reste bouche bée; il poursuit : « Quand j'ai reçu l'ordre de me présenter à la Wehrmacht, je ne pouvais rien faire d'autre que m'évader et rejoindre la Grande-Bretagne. Je m'évade donc, tapi dans un wagon de marchandises des chemins de fer français; j'échappe à tous les contrôles et, deux jours plus tard, je me retrouve à Marseille. Toute la journée suivante, je flâne sur les quais du port, en quête d'un bâtiment qui appareille pour l'Afrique du Nord; j'en avise un qui lève l'ancre le lendemain et qui fait mon affaire. Je m'y embarque clandestinement. Nous quittons Marseille en fin d'après-midi. Dans les premières lueurs de l'aube, je devine, plutôt que je ne vois, le rocher de GIBRALTAR et j'attends le moment le plus propice pour me jeter à l'eau. Un petit baluchon contenant mes maigres affaires sur le dos, je nage en direction du célèbre rocher que j'atteins deux heures plus tard. Je suis aussitôt emmené à la "Security" où je relate mon odyssée. Méfiants mais très gentils, les Britanniques ne me donnent pas le temps de souffler et m'envoient à Londres par le tout premier avion militaire prêt à décoller, c'est-à-dire le même jour; c'est ainsi que je me retrouve à Patriotic School cinq jours après mon départ d'Eupen! ... Malheureusement, les Anglais doutent, ils ne croient pas à mon histoire, ils pensent que je suis envoyé par les boches. Ils m'interrogent, tous les jours, pendant plus de trois mois, à l'affût de la plus petite faille, d'une légère contradiction dans mon récit ou d'un élément susceptible de modifier un tant soit peu mes versions antérieures. En fin de compte, et de guerre lasse, ils me demandent de leur prouver mes aptitudes à la nage et de rééditer, devant eux, mon exploit dans la piscine du camp. La démonstration a lieu comme ils le souhaitent… avec mon baluchon sur le dos! Une heure plus tard, ils en ont assez de poireauter sur le bord du bassin et ils me font signe de sortir; je refuse et leur rappelle leur avoir parlé de deux heures: Il m'en reste donc encore une.... Ma prestation ne les convainc pourtant qu'à moitié de ma sincérité!...Pour tranquilliser leur conscience, ils me demandent de signer une déclaration sur l’honneur que je ne leur ai pas menti… » 'Sapiens nihil affirmat quod non probet!' 

De fait, notre ami a deux records à son actif : celui du temps d'évasion le plus court et celui du plus long séjour au camp de Patriotic School! 

Hormis l'évasion de notre Eupenois, digne de figurer au Guinees Book des Records, la mienne peut être considérée comme l'une des mieux réussies et des plus rapides. J'ai bénéficié, il est vrai, d'une chance extraordinaire tout au long de mon périple; très peu d'évadés ont pu, en effet, échapper aux geôles de Vichy ou au sinistre camp de MIRANDA. Certains ont connu les deux! Il ne faut surtout pas croire que les policiers espagnols étaient plus tendres que ceux de Vichy. Ils se valaient! Nous ne pouvons pas oublier, non plus, les nombreux évadés qui ont été repris et remis aux Allemands; nombreux sont ceux, connus et inconnus, qui ont perdu la vie lors de leur évasion, tel mon ami Marcel PAQUET, mon cher Compagnon d'évasion. Ce sont les oubliés, personne n'en parle. Ils sont pourtant si nombreux. 

Notre accueil à l’ambassade de Belgique est très décevant; nous y avons affaire à de parfaits rond-de-cuir qui se pavanent insolemment dans leur beau battle-dress, vous ignorent et se renfrognent quand vous leur demandez un renseignement. Nous avons la nette impression que notre présence les embarrasse; ils ne peuvent dissimuler une certaine gêne devant ces volontaires qui veulent à tout prix se battre et qui témoignent d’un courage qu'ils ne possèdent pas. Avec ces gars-là, l'entrée en matière est pénible et il ne nous est pas facile de nous intégrer dans leur univers. Nous voudrions pourtant leur faire partager notre joie : ils sont de notre nationalité.... Un gratte-papier me tend un formulaire que je remplis sans piper un mot. Tout comme lui. Je passe la visite médicale et je suis déclaré apte au service; je reçois mon battle-dress et une paire de "three stripes" de sergent en échange de mes vêtements civils que je ne reverrai plus. Les formalités terminées, je quitte les lieux, plutôt déprimé et démoralisé. Je me retrouve sur le trottoir de notre ambassade quand un aumônier militaire vient gentiment à ma rencontre, c'est le Révérend Père LEKEU, auteur de « Mes Cloîtres dans la Tempête », un « best seller » paru peu avant la guerre. Je passe en sa compagnie quelques bonnes et agréables minutes qui me rassérènent, car notre brave aumônier sait que les évadés connaissent un étrange sentiment d 'amertume quand ils quittent leur ambassade. 

Je loge au Cadogan Hôtel où je lie connaissance avec notre Ministre DESCHRYVER qui vient d’arriver de Belgique, par avion Lysander ; comme nous, il est profondément déçu de la réception qui lui a été réservée. Le gouvernement veut s'en débarrasser et envisage de lui confier une mission aux U.S.A. !

  

Les conséquences inattendues de mon évasion et de mon incorporation dans les Forces Belges de Grande-Bretagne.

 

 Me voici au seuil d'une nouvelle aventure exaltante et éprouvante dans laquelle toutes mes forces morales et physiques seront mises à contribution; morales parce que nous resterons sans nouvelles de nos familles jusqu' à la libération de notre pays, physiques parce que nous nous viderons les tripes dans les écoles britanniques, OCTU, BattIe Camps, Physical Training Schools et j'en passe, dans les camps, sur les champs de tir et dans nos unités où, par des exercices sans relâche, nous recevrons cette formation de parfait combattant qui fera de nous des soldats de toute première valeur. En comparaison des épreuves qui m'attendent et qui vont marquer ma santé d'une manière indélébile, ma captivité à l'Arbeidskommando 1120 de Nieste est de la pure gnognote. Les excès se paient, tôt ou tard! Les régimes sains et repas copieux de Lisbonne et de Patriotic School m’ont requinqué et m'ont permis de ne perdre que quatre kilos depuis mon départ de Belgique. Par contre, après quatre mois de captivité dans les stalags de Nuremberg, Bad Orb et Ziegenhain, j'avais perdu neuf kilos et n'en pesais plus que cinquante-six… pour remonter à soixante-neuf kilos à mon retour en Belgique, après un séjour de cinq mois, de mi-septembre 1940 à mi-février 1941, à l' Arbeids Kommando 1120 de NIESTE ! Les paysans, chez qui nous travaillions, nous suralimentaientDe cette danse de poids en Yo-yo, il ressort clairement et c'est l'avis de la toute grande majorité des prisonniers de guerre que les quatre ou six premiers mois de captivité ont été les plus éprouvants physiquement et moralement. Physiquement parce que le nombre de prisonniers dépassant les prévisions ennemies, l'approvisionnement des camps ne pouvait être convenablement assuré, avec comme conséquence le régime alimentaire famélique que nous avons connu ; moralement, parce que nous sommes restés sans nouvelles de nos familles pendant une longue partie de cette période. Ce sont donc les premiers mois qui ont été les plus éprouvants pour la plupart des prisonniers de guerre; ce sont ceux qui ont ébranlé le plus gravement notre santé et qui y ont laissé les plus sérieuses séquelles. Mon rapport du 123 OCTU (CATTERICK) déclare officiellement, en fin 1943, que je suis "rather weak physically"  (l'hôpital de Sainte-Ode n'a attaché aucune importance à ce rapport !) ... La raison de mon asthénie (reconnue par l’hôpital de Sainte-Ode) est directement liée à mes quatre premiers mois de captivité (et à mon évasion). Il est donc injuste de ne pas faire bénéficier les prisonniers de moins de six mois des avantages de soins médicaux qu'ils revendiquent. Je ne prêche nullement pour ma chapelle puisque je fais partie de la catégorie des 6 à 12 mois. Mais, nous pouvons encore une fois noter que les Britanniques reconnaissent notre état d' affaiblissement physique consécutif à notre captivité et/ou à notre évasion, ce que nos élus refusent de reconnaitre parce qu'ils n'ont pas fait la guerre et qu'ils ne savent pas ce que c'est. Peut-être aussi parce que, en dehors des périodes électorales, nous ne les intéressons pas ... 

La situation des Anciens de Grande-Bretagne soulève l’indignation. Nous avons été accueillis comme des héros dans toutes les villes que nous avons libérées. Notre accueil à Bruxelles a été unique : de mémoire de Belges, notre Capitale a vécu, dans une euphorie invraisemblable et indescriptible, ses plus beaux jours depuis notre Indépendance. Nos heures de gloire furent néanmoins de bien courte durée car nous ne tardâmes pas à être rejetés avec mépris dans les oubliettes de l'ingratitude par des "naphtalines" et autres gens sans scrupule réclamant des droits et avantages égaux, sinon supérieurs aux nôtres. Peu après la libération de Bruxelles, un journal ne titrait-il pas que, après tout, les membres de la Brigade Piron étaient des aventuriers qui, à la seule différence des légions SS belges wallonnes et flamandes, avaient misé sur la bonne carte !... 

Nos revendications sont pourtant simples dans leur légitimité : nous demandons les mêmes avantages que les prisonniers de guerre, en tenant compte des temps cumulés de notre captivité éventuelle, de notre séjour sous les armes dans les îles britanniques ou ailleurs et sur les champs de bataille. Nous avons tous appartenu à la même armée, servis sous les mêmes couleurs tricolores et porté le même uniforme, que ce soit en captivité ou en Grande-Bretagne. Pourquoi, dès lors, deux poids et deux mesures? Ayant appartenu aux deux catégories, je peux affirmer par expérience - comme s’il était nécessaire de parler d'expérience ! - que les risques sur les champs de bataille sont infiniment et incomparablement plus élevés et plus nombreux que dans les stalags et oflags. I1 faut être de bien mauvaise foi pour nier cette évidence. Encore une fois, je me suis trouvé des deux côtés, comme plusieurs de mes amis de Grande-Bretagne. 

Les combattants de la première guerre ont eu leurs revendications satisfaites parce qu'ils étaient plus nombreux que les prisonniers de guerre et, surtout, parce qu'ils étaient défendus par leur Chef, le Roi Albert; il y a effet inverse après la seconde guerre parce que les prisonniers sont plus nombreux et que les combattants n'ont aucun chef pour défendre leur cause. Nos ministres s'en foutent éperdument; chaque année, ils ressortent nos dossiers des tiroirs où ils paressent, et après en avoir épousseté les couvertures avec grimace et nous avoir donné de faux espoirs, ils les relèguent à nouveau dans le fond de ces mêmes tiroirs en nous affirmant que c'est au Roi à prendre la décision… Il n'y a pas de plus abominable lâcheté que celle de rejeter ses "responsabilités" sur une personnalité respectée de tous et dont l'intégrité morale ne peut être mise en doute. Surtout par nous! 

Nous sommes les victimes évidentes d'une grave injustice; si nous avions servi sous le règne de notre roi Albert, nous aurions eu satisfaction; nous l'aurions eue également sous le règne de notre roi Léopold III. Les honneurs et avantages militaires étaient jadis accordés en priorité absolue pour la participation a la guerre; tous nos gouvernants successifs ont bafoué ce principe élémentaire de pratique universelle et, beaucoup plus grave, ils ont exploité, s'ils ne les ont entretenus et renforcés, les dissentiments et divergences entre, d'une part, les membres des Forces Belges de Grande-Bretagne et, d'autre part, certains prisonniers de guerre et résistants de la dernière minute. 

Quelques officiers de l’active, aigris par leur captivité, jalousaient maladivement l'avancement de leurs camarades qui avaient repris les armes. Le cas le plus typique est celui de mon Régiment, le lA, reconstitué en Grande-Bretagne en février 1941 sous le nom de First Belgian Field Battery et, de la Libération jusque peu après la Victoire, de First Belgian Field Regiment avant de retrouver sa dénomination de toujours en 1945. Tous les jeunes officiers qui ont participé à la renaissance de cette belle unité ont donné leur démission, les uns après les autres, sous les pressions revendicatives -et toujours malveillantes- d'officiers ex-prisonniers auxquels nous venions de donner des cours de réadaptation. Il n'existait en 1945 qu'un seul régiment d'artillerie, il y en avait une bonne trentaine en 1940 : nous étions trente-neuf officiers au First Field, il y avait des centaines de candidats qui se bousculaient pour prendre nos places! Encore une fois, ceci explique cela. 'Homo homini lupus'. Nous ne méritions néanmoins pas les coups de pied au c…qu'ils nous ont donnés en guise de remerciement; ce n'est pas ce genre de tir que nous leur avions inculqué avec nos pièces de vingt-cinq livres (25 lbs) .... 

Ancien de l'Oflag VIID d'Eichstadt, mon père regrettait les divergences ridicules entre officiers de "Grande-Bretagne" et des Oflags; il condamnait les revendications excessives, la convoitise immodérée et le comportement insolite de ses compagnons de captivité, vieux capitaines, commandants et majors aigris, au seuil de leur retraite si une promotion n'intervenait pas à brève échéance. C'était notamment le cas de mon commandant de Batterie, l'ineffable et grotesque commandant Ch... (alias Rase Motte) qui, dans l'attente de sa nomination de major ne cessait de se saouler et d'emm ... tout son monde. De tels officiers auraient été dirigés sur une "voie de garage" ou mis à la retraite dans toute autre armée. Par contre, nous nous sommes toujours très bien entendus avec tous les jeunes lieutenants et capitaines ainsi qu'avec les colonels et les généraux: ils se sont trouvés à nos côtés pour nous défendre et nous pouvions compter entièrement sur eux. 

Les divergences entre anciens prisonniers et anciens de Grande-Bretagne ont été innocemment entretenues par notre silence et notre indifférence car nous espérions ingénument que tout finirait par s'arranger… Il nous aurait pourtant été très facile d'agir différemment, de défendre nos positions et d'assurer notre avenir en nous défaisant de ces quelques emmerdeurs (il n’y a pas d’autre mot !) qu’étaient, entre autres, le commandant Ch…et le capitaine Del... : il nous suffisait de nous adresser au Lieutenant Général PIRON. Mais nous ne demandions rien et ne désirions rien, sinon qu'une vie paisible et harmonieuse avec tous nos camarades rentrés de captivité. Nous n'avons rien laissé paraitre de notre profonde déception ; aux discussions qu'ils voulaient nous imposer et à leurs insultes, nous opposions le silence et nous nous retirions "sous nos tentes" sans rancune, sans répondre au mal par le mal, pour devenir lentement et inconsciemment les hommes oubliés de ce qui fut une merveilleuse Brigade Libération, mieux connue sous le nom de Brigade Piron. Notre fierté est d'avoir accompli notre devoir jusqu'au bout, d'avoir maintenu et assuré la présence de nos armes sur les champs de bataille, et permis à nos couleurs nationales de flotter vaillamment aux côtés de celles des armées alliées libératrices . Ce que nous avons fait, nous n'avons pas à le regretter et nous ne le regretterons jamais! 

Entre-temps, la vie au Régiment devient de plus en plus difficile et insupportable; il m'est de plus en plus pénible d’entendre journellement des remarques aussi stupides et désobligeantes que : « Où est ta belle Brigade? »… « Elle est foutue, ta Brigade Piron ! ». ... ou celle de ce minable et étourdi lieutenant-colonel qui commandait l'école TTR de Vilvorde en 1946: « Vous ne savez pas ce que c'est que la guerre !...Ne me parlez pas de la Normandie ! Ce n'est pas ça la guerre »… ou encore celles de ces "bloody bastards" (expression anglaise vulgaire mais tellement éloquente !... ) dont faisait partie mon commandant de Batterie (enfin promu major! et quel merveilleux major… ) : « Tu n'as pas le droit de porter ces décorations »… en pointant du doigt mes rubans britanniques alors que tout le monde savait que l'autorisation du port de ces distinctions était signée par notre Chef de Corps, le Lieutenant-Colonel DERIDDER D.S.O., conformément aux instructions reçues; de plus, notre Colonel les portait! De même que notre Commandant en Chef, le Lieutenant Général PIRON! Je passe sur les autres foutaises qui m’étaient quotidiennement débitées. Tel était le lamentable climat dans lequel nous étions condamnés à vivre au 1A. Fort heureusement pour nos autres camarades de Grande- Bretagne, il n'en a pas été tout-à-fait de même dans les armes où l'offre et la demande des fonctions s'équilibraient. Mais tous les anciens de notre Brigade ont connu des ennuis à des stades différents. 

Pour éviter de faire de grandes vagues, je décide de plier bagage et de me retirer en douceur; il était en effet préférable d'ignorer ces jaloux et râleurs qui estimaient que tout leur était dû et qui persistaient à croire - paradoxe - que nous n'avions pas gagné la guerre! Eh oui! Il y en avait qui riaient de nous quand nous parlions de fêter le 8 mai !...Ces malheureux n'avaient pas encore psychiquement quitté leur Oflag! Mieux, pas plus tard qu'en 1988, alors que nous discutions de célébrer le V DAY, lors d'une réunion de comité d'une organisation patriotique locale, un officier supérieur pensionné (Georges W.), nous a fait la remarque suivante : « Quelle victoire? Nous avons été vaincus! »… Quarante-trois ans plus tard! ... Incroyable!!! 

Je donne ma démission et je quitte l’armée le 28 février 1947. Je suis le dernier des "Mohicans", le dernier des jeunes officiers d'Artillerie de Grande-Bretagne; de nos Evadés et Anciens, il ne reste plus que le Chef de Corps, le Lieutenant-Colonel Bennett DE RIDDER D.S.O., à la tête de notre unité depuis le 31 octobre 1942 (avec reconnaissance le 24 novembre 1942), qui a dû se battre pour conserver sa situation à l'Armée. Il ne reste plus un seul ancien de Grande-Bretagne parmi les sous-officiers, brigadiers et soldats… Le dernier sous-officier à nous avoir quittés est le 1er Maréchal des Logis FASBENDER qui a eu maille à partir avec des gendarmes pour le port (légal) de ses distinctions britanniques. Tous sont partis, les uns après les autres .... Quant à moi, j'ai tenu stoïquement le coup aussi longtemps que je l'ai pu; j'ai résisté avec dignité aux entourloupettes, aux coups tordus et croc-en-jambe, parce que l'Armée était ma vocation et ma raison d'être, parce que j'étais militaire dans l'âme et par tradition familiale, mais… tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. Je n'ai pas voulu trahir mes compagnons de combat ni renier mes convictions, je n'ai pas voulu vendre mon âme à des manants: j'aimais trop l'Armée, celle que j'avais toujours connue, il me fallait quitter celle-ci. J'étouffais et ne pouvais attendre sa résurgence. 

Le Lieutenant Général PIRON m'a reproché plus tard de ne pas l'avoir tenu au courant de ce qui s'était passé au 1A; mon père, qui était également général, m'en a fait le même reproche. J'estime avoir bien fait de me taire: il y aurait eu trop de casse si j'avais dénoncé au Lieutenant Général PIRON, le grand patron de notre armée à l'époque, les officiers qui insultaient SA Brigade et ceux qui en avaient fait partie. Je ne regrette pas de m'être tu alors. 

La plus importante décision que j'ai prise dans ma vie de soldat au service de sa patrie a été sans conteste celle de mon évasion, la plus difficile et la plus pénible celle de ma démission. Je ne peux m'empêcher de constater que si je n'avais pas pris la première, je n'aurais jamais eu à prendre la seconde et j'aurais pu poursuivre tranquillement ma carrière d'officier. C'est un bien triste constat pour un vrai soldat. 

Ceci dit, et pour qu’il ne subsiste pas le moindre quiproquo ou malentendu dans mes propos, je tiens à rendre un vibrant hommage à nos grands amis de toujours :

 -les Anciens Prisonniers Politiques Résistants Reconnus, en songeant notamment à ceux que nous avons libérés à Bourg-Léopold, au Camp de Beverlo;

 -les vrais Résistants qui ont perdu tant des leurs à l'action et dans les camps;

-la toute grande majorité des Anciens Prisonniers de Guerre;

-les Volontaires qui ont rejoint notre Brigade et les autres Brigades qui se sont formées après la Libération;

-tous ceux qui ont œuvré à la grandeur et à la victoire de notre Patrie 

 Il reste malheureusement les "empêcheurs de tourner en rond", ceux que l'on appelle les résistants de la dernière heure (ou de la dernière minute) qui, dès la Libération de notre Pays, essayèrent de faire "ami-ami" avec nous et quémandèrent nos écussons triangulaires avec tête de lion que nous portions sur les manches de nos battle-dresses et tenues de sortie depuis le 3 janvier 1943, date de la création de notre Brigade. C'est le gouvernement de Londres qui, en octobre 1943, sur l'ordre du Lieutenant Général britannique GUBBINS D.S.O., Cdt. le S.O.E. (Special Operations Executive), envoya nos écussons au seul organisme de Résistance dépendant du Ministère de la Défense Nationale de Londres, l'Armée de Belgique, qui prendra le nom d'Armée Secrète, le 1er juin 1944, sur l'ordre de notre gouvernement. L'attribution des écussons est donc réservée, en Belgique, aux seuls membres de l'A.S.; on ne sait pas comment certains mouvements parvinrent à en obtenir; toujours est-il que leur port fut galvaudé par des attributions sauvages à l'approche des armées alliées et, surtout, lors de la libération des villes. Pareillement, si les effectifs de l'Armée Secrète étaient parfaitement connus de Londres et n'ont pas varié lors de la libération, certains groupuscules, par contre, ont vu les leurs doubler, du jour au lendemain. Le port de notre écusson s'est généralisé et, avec l'accord du Marécha1 Montgomery, il est décidé de le remplacer par celui avec tête de lion sur fond de Croix du 21st Army Group de Montgomery auquel nous appartenions. 

Je suis un fervent admirateur des vrais Résistants et de leur Armée Secrète; j'ai fait moi-même partie, en 1941 et début 1942, d'un réseau de renseignements, celui-là même qui m'a aidé dans mon évasion. C'est donc toujours avec joie et fierté que je vois notre ancien écusson triangulaire sur les drapeaux de leurs associations, lors des cérémonies patriotiques. N'empêche! Et ceci sera ma conclusion: …il est hautement regrettable que des éléments de la dernière heure, qui n'ont pas vraiment appartenu à la Résistance, aient jeté la pagaille en quémandant des avantages et indemnités auxquelles ils n'ont pas légitimement et décemment droit; ils ont nui aux intérêts des vrais Résistants, nos frères d'armes, et de tous ceux qui se sont battus sur les champs de bataille. Ils continuent à s'agripper à nos basques pour présenter les mêmes revendications que les nôtres et ils s'opposent aux nôtres si celles-ci ne leur sont pas accordées!... avec le résultat que l'on devine: personne n'obtient satisfaction. 

Et que penser de ceci ! Ce n'est qu'un cas parmi bien d'autres! Mes sept semestres officiellement reconnus pour mes rentes de guerre, incorporent la campagne des dix-huit jours, huit mois et demi de captivité, deux mois d'évasion, deux ans dix mois et vingt jours dans les Forces Belges de Grande-Bretagne jusqu'au 8 mai 1945 (y compris les combats de Normandie, Belgique et Pays-Bas); cette période de sept semestres est majorée de cinquante pour cent pour mon évasion dans le calcul de mes rentes de guerre; autrement dit, mes rentes de guerre sont supérieures à celles d'un prisonnier de dix semestres, mais ne donnent droit à aucune indemnité d’invalidité, même pas à celle de 10% du prisonnier de guerre rentré dans ses foyers après 12 (douze) mois et qui s’est tenu très peinard après… 

Qu'en pensez-vous, chers Amis? Nous qui avons lutté pour une Belgique juste et libre, sommes bien mal récompensés! 

Si j'ai quitté légèrement et volontairement le cadre de mon récit, vous voudrez bien m'en excuser; cela m'a fait le plus grand bien de m'entretenir avec vous car la discussion n'est vraiment possible qu'entre amis de la même trempe : on ne se cache rien entre amis, surtout pas la vérité! Et il y a des vérités qu'il vaut mieux dévoiler, même cinquante ans après, car elles finissent toujours par triompher ! 


Il y a cinquante ans… C’était hier.

 2. LA BRIGADE PIRON ET LA LIBERATION

Le retour par  Rongy

        Après avoir "nettoyé" la Côte Fleurie, de Franceville-Plage jusqu'à l'embouchure de la Seine, libéré Cabourg et Houlgate (21/8), Villers-sur-Mer et Deauville (22/8), Trouville et Honfleur (25/8), Pont-Audemer (28/8), nous traversons la Seine le 31 août. L'honneur nous échoit d'investir Le Havre. La 1st Belgian Brigade se déploie et passe à l'attaque le 1er septembre, mais les événements se précipitent et en décident autrement! Dans la soirée, nous recevons l'ordre de nous rendre à LYONS-LA-FORET.

        Le samedi 2 septembre 1944, nous abandonnons l'investissement de la ville du Havre et nous nous rendons à LYONS-LA-FORET. Le Lieutenant-colonel Bennet DE RIDDER, DSO, commandant de la Batterie d'Artillerie, me confie la conduite de la colonne. Je prends place dans sonstaff-car, le colonel a pris place à l'arrière avec le major Victor LEGRAND à sa gauche; notre chauffeur est le luxembourgeois René BERMANN. Nous gagnons ROUEN à allure normale, traversons la ville en ruines vers 13.00 Hr et atteignons LYONS-LA-FORET peu après 16.00 Hr. Nous repartons sur ARRAS à 17.00 Hr via GOURNAY, BEAUVAIS et AMIENS. Les routes sont encombrées d'interminables colonnes de véhicules, les MP's réglant la circulation aux grands carrefours avec une dextérité remarquable. Nous cheminons pendant deux bonnes heures avant de marquer une pause de plus de trois heures dans l'attente de nouvelles instructions; celles-ci définissent nos prochaines destinations : ARRAS et BRUXELLES ! Nous nous remettons en route et arrivons à ARRAS au petit jour. Notre compteur accuse 168 Miles (269 Km) depuis Le Havre et nous remplissons les réservoirs et jerrycans à ras bord ! Peu avant midi, nous remontons dans les véhicules, cap sur la Belgique ! Nous sommes recrus de fatigue, mais nous trouvons de nouvelles vigueurs à l'idée de revoir NOTRE PAYS et notre Capitale. Les coeurs battent gaîment, les moteurs des véhicules ont tendance à s'emballer et, quand les routes sont dégagées, je profite du repos que s'offrent le colonel et le major pour mener la colonne à trente miles à l'heure (48 km/hr), la vitesse maximale de sécurité pour les chenillettes et les "quads" (tracteurs de l'artillerie) tirant leur caisson et leur canon.

        Le désir d'être les premiers à Bruxelles nous met du vif ardent dans les veines. Les estafettes-motocylistes remontent continuellement la colonne et me crient joyeusement : "Tout le monde suit, mon Lieutenant!". Nous y allons bon train, à fond de train, je devrais dire ! Le colonel se réveille de temps en temps pour me demander si je ne vais pas trop vite, et chaque fois je le rassure et lui dis que tout se passe très bien, que tout le monde suit. A 16.25 hr pile, je lui signale que nous sommes au poste frontière de RONGY. Il y a peu de monde pour nous accueillir : deux ou trois douaniers et quelques habitants qui nous regardent, étonnés, se demandant qui nous pouvons bien être. Il se passe quelque temps avant qu'ils ne réalisent que nous sommes leurs compatriotes et que leur enthousiasme ne soit enfin suscité! Le colonel se lève, salue et répond aux premières acclamations de notre Pays. Les rues de Rongy sont désertes, les habitants ne semblent pas encore être au courant de l'évolution rapide de la situation, bien que deux ou trois maisons aient pavoisé aux couleurs tricolores. Apparemment, nous avons devancé l'infanterie et notre unité est la première de la Brigade à passer à Rongy. Il y a, en effet, un décalage de onze minutes entre notre temps et celui gravé dans la stèle qui renseigne peut-être le passage de l'infanterie; nous en avons été séparés par une colonne américaine prioritaire, à mi-chemin entre Arras et Rongy. La police de la Brigade, ne nous voyant pas suivre, nous a abandonnés à notre sort et nous n'avons plus revu nos fantassins; nous avons donc apparemment quivi un autre itinéraire, plus court. Nous poursuivons gentiment notre route vers Bruxelles quand, pour notre plus grand malheur, nous sommes contraints de nous arrêter à la sortie d'Enghien : à cent cinquante mètres de nous, dans un pré à gauche de la route, une "troop" anglaise de quatre canons auto-tractés de "25 livres" vient d'ouvrir le feu sur un îlot d'Allemands retranchés dans un bosquet à quelque deux cents mètres sur la droite de la route. Comme René Bermann arrête le moteur, un militaire d'une quarantaine d'années, en ciré vert, s'approche de notre staff-car et me demande "je ne sais quoi" que je ne comprends pas; je réalise qu'il s'agit d'un Allemand, très vraisemblablement le commandant de l'unité sur laquelle les Anglais viennent d'ouvrir le feu. Il semble avoir été surpris par le cours rapide des événements et essayait sans doute de rejoindre ses hommes. Alors que je porte la main à mon révolver, le colonel se réveille et me demande ce qui se passe. Il jette un coup d'oeil furtif vers notre homme et conclut un peu trop hâtivement : "Oh! That's an American officer !"... Je suis pris d'un léger doute, mais me récrie presqu'aussi vite : "Mais non, mon Colonel ! C'est un officier allemand !!!" "Laisse-le aller" me répond-il. Le chleuh ne demande pas son reste et s'empresse de déguerpir. De toute manière, il n'a pu aller loin !

        Nos compagnies d'infanterie nous rejoignent un peu plus tard.

        Hélas ! Mille fois hélas pour nous! Alors que le compteur accuse 240 miles, soit 384 km à partir du Havre, dont 72 miles (115 km) depuis notre dernier plein d'essence, alors que nous ne sommes plus qu'à une trentaine de kilomètres de notre capitale dont nous voyons le dôme du Palais de Justice embrasé, un ordre cruel, inique et inadmissible, ous arrête dans notre superbe lancée et reporte notre entrée dans NOTRE CAPITALE au lendemain 4 septembre, sous le fallacieux et ridicule prétexte que nous n'avons pas assez d'essence pour poursuivre notre route! Or, nous n'avons roulé que 115 km depuis notre dernier plein! La raison invoquée est des plus malhabile et fait mal; nous nous sentons frustrés dans nos espoirs les plus légitimes. Il y a, en réalité, une course à trois vers Bruxelles : deux régiments anglais et notre Brigade, coiffée au poteau par une décision arbitraire et injuste. Notre Brigade pouvait poursuivre sa route et entrer la toute première dans Bruxelles, avec ou sans les chars anglais. Notre amour-propre et les fibres les plus sensibles de notre patriotisme sont piqués au vif : on nous refuse le privilège accordé aux Français pour la libération de Paris et pourtant leurs Forces en étaient encore très éloignées! Ce fair-play n'existe pas pour les "Petits Belges" si près du but... Il y a loin de la coupe aux lèvres! Pour mesurer toute l'ampleur de notre amertume, il faut comprendre les raisons de notre évasion, avoir vécu notre vie de combattant volontaire en Grande-Bretagne, admettre cette rage au coeur que nous avions d'en découdre avec l'ennemi et de le bouter hors du Pays; il faut ce patriotisme dont nous sommes si intimement imprégnés qui fait consentir tous les sacrifices qu'exige le salut de la Patrie. Nous nous révoltons intérieurement, notre désespoir est muet : nous faisons partie de l'Armée et il ne nous appartient pas d'en discuter les ordres. Il n'en reste pas moins vrai que sans l'existence de cet îlot de résistance, peu important somme toute puisqu'aucune intervention de nos unités n'a été sollicitée, nous aurions pu poursuivre notre route jusque Bruxelles où l'ordre de stopper serait parvenu trop tard.

        Quoiqu'il en soit, nous voici à l'arrêt et en grande peine; nous en voulons également à notre Brigadier qui nous demande d'entrer dans notre Capitale avec grande discipline, toute bâche de camion baissée! Comme pour un défilé du 21 juillet! Ces ordres sont fort mal accueillis, ils sont déchirés. Il n'est pas question de nous empêcher d'extérioriser et de confondre nos joies avec celles de nos compatriotes, de goûter avec eux la griserie du Moment, de ce Moment que nous avons tant souhaité quand nous nus entraînions et nous nous préparions inlassablement au combat en Grande-Bretagne. Nous avons si souvent rêvé de ce Moment! Nous y avons consacré le meilleur de nous et y avons laissé une partie de notre santé.

        La poche de résistance allemande est entre-temps matée. Les résistants prennent possession des prisonniers et les font passer sous les fourches caudines; ils les font défiler au pas de course dans les rues sous les lazzis et les vexations d'une population enfin heureuse de pouvoir s'exprimer, se défouler et crier bien haut tout ce qu'elle pense de ce "Herren Volk" qui occupe son territoire depuis mai 1940. J'assiste à un juste retour des choses.

        Le lendemain,4 septembre, nous remontons dans nos véhicules - sans faire le plein d'essence - et gagnons Bruxelles. La capitale est en liesse, elle croit la guerre terminée et nous réserve un accueil unique dans les annales du Royaume. Les heures de la Libération comptent parmi les plus belles, sinon les plus belles depuis 1830. La réception est chaleureuse au-delà de toute expression et la plus fabuleuse de toutes celles que nous avons connues. Dieu sait pourtant comme nous avons été merveilleusement reçus dans toutes les villes que nous avons libérées le long de la Côte Fleurie et que nous le sommes toujours autant, cinquante ans plus tard! Les Normands n'ont pas oublié leurs Libérateurs!

        Bruxelles descend dans la rue pour ovationner SA Brigade. Des grappes de jeunes gens et de jeunes filles s'agglutinent aux véhicules; la population nous gave de friandises, de vins et d'alcools. De tout côté, un même cri jaillit :"VIVENT LES BELGES!". Les femmes nous embrassent à bouche que veux-tu, spontanément et sans gêne, en présence de leur mari ou de leur fiancé, nous couvrent le visage de rouge à lèvre et glissent de doux rendez-vous dans nos poches. Tout est permis, aujourd'hui! Dans l'extase de sa Libération, la ville est frappée d'hystérie et remercie ses Libérateurs à sa façon "VIVENT LES BELGES!" ne cesse de crier la foule qui applaudit à tout rompre et continue à apporter des boissons capiteuses dont les premiers effets commencent à se faire connaître. Il arrive que, dans la joie et dans l'excitation collective, des verres et des bouteilles glissent des mains et se brisent sur le plancher du staff-car, les effluves qui s'en échappent nous montent subtilement à la tête et leurs effets s'ajoutent malicieusement à ceux des boissons que nous avons ingusgitées. L'ambiance est inouïe, démentielle, extatique! Des pralines sont jetées dans notre véhicule; René Bermann, le chauffeur, m'appelle d'une voix fluette qui contraste avec la joie qui éclate de tous côté; je me tourne vers lui et je lui découvre un oeil au beurre noir! Je lui demande ce qui s'est passé et il me répond, malheureux :"Une praline! Mon Lieutenant"... Puis, nous éclatons de rire. Il est beau, notre chauffeur, avec son oeil poché et son visage barbouillé de rouge à lèvre! Quel merveilleux clown! Soudain, les têtes se lèvent et scrutent le ciel; très, très haut, un avion allemand, minuscule tellement il est haut, survole la ville. La foule prend peur et, telle une marée, se retire puis reflue, aussitôt l'avion disparu. "VIVENT LES BELGES!""VIVENT LES BELGES!". L'ovation reprend et garde son intensité tout au long de notre parcours à travers la ville. 

        Nous quittons la chaussée de Mons. Par la Porte de Hal, la Porte Louise, la Porte de Namur, la Colonne du Congrès, la Porte de Scharbeek, la rue de la Loi, l'avenue d'Auderghem et la chaussée de Wavre, nous gagnons la caserne Major GERUZET, mon ancienne caserne que je retrouve avec plaisir. Je fais le tour des locaux qui m'ont été familiers et je découvre un petit mot punaisé par un chleuh sur la porte d'un casier de dortoir : "Wir kommen wieder". Petit optimiste, va!

        Hormis la garde, il ne reste plus personne dans la caserne quand je la quitte; il n'y a plus de véhicule! Tous ont été "empruntés" pour les retrouvailles familiales. Un sous-lieutenant s'est accaparé du half track contenant la cantine du Chef de Corps; il sautera malheureusement sur une mine peu avant d'arriver chez lui. Un essaim de jeunes filles attend à l'extérieur de la caserne et sollicite des autographes; je m'exécute alors que j'ai tant envie de revoir les membres de ma famille résidant à Bruxelles.

        Pendant les jours qui suivent, les unités assurent la garde des points stratégiques et des aérodromes, l'escadron blindé "nettoie" le triangle Bruxelles-Malines-Louvain, tandis que la fête continue dans la ville qui croit vraiment à la fin de la guerre et qui n'attend plus que le retour du Roi Léopold, des membres de Sa famille et des prisonniers. Le pays n'est pourtant pas encore totalement libéré et plusieurs des nôtres n'ont pas encore revu leurs familles qu'ils ont quittées; il y a longtemps pour la plupart.

        Le 11 septembre, après une semaine de repos, la 1ère Brigade remonte en ligne avec la 8th Armoured Brigade; sa mission est de s'emparer de la région de Hespen et de Bourg-Léopold, dont elle prend possession, le soir même, agrandissant ainsi la tête de pont qui vient d'être créée. La 1ère Compagnie libère 900 prisonniers politiques à Bourg-Léopold.

        Nous nettoyons ensuite le terrain jusqu'au canal d'embranchement. Nos blindés patrouillent dans la région de Kerkhoven et de Baelen-Nethe; ils s'emparent de Baelen et de De Maat qui subit une contre-attaque le 16.

        Passant sous le commandement de la 50ème Division Ecossaise, la Brigade s'empare d'Immer et d'Oostham, puis rejette l'ennemi au nord du canal d'embranchement.

        Le 17 septembre, nous passons sous le commandement direct du 8ème Corps d'Armée Britannique et nous participons au déclanchement de l'attaque en Hollande; notre mission est d'assurer le flanc droit de la base de départ des divisions britanniques qui, à partir d'Hechtel, doivent opérer leur jonction avec les unités parachutées à Nimègue et à Arnheim. Notre batterie, aux ordres de l'artillerie du 30ème Corps, a pris position à Neerpelt; elle participe jusqu'à la limite de la portée de ses pièces à la préparation et à l'appui de l'attaque de la Guards Armoured Division. Je suis détaché de ma Troop comme officier de liaison au QG du Maréchal Montgomery où l'optimisme affiché au début de l'attaque retombe vingt-quatre heures plus tard.

        Le 19, la Batterie est violemment prise à partie par l'aviation allemande pendant une demi-heure. Sans grand dommage, heureusement! La Brigade s'empare ensuite de la région de Peer-Bree, nous tenons un front de 15 kilomètres avec nos trois compagnies motorisées, notre escadron blindé, notre compagnie du génie et notre batterie de douze canons, soit avec un peu plus de 1.600 hommes.

        Le 22 septembre, une troupe de l'escadron blindé passe le canal en barquette et patrouille en direction de Weert.

        Le 23, la Brigade se déploie le long du canal de Campine, entre KAULILLE et OPRITTER, notre Compagnie du Génie construit à BOCHOLT un radeau qui permet le passage des jeeps. Le commandant de l'Escadron Blindé passe neuf de ses jeeps et dix motos; il lance des patrouilles motorisées vers Weert, Hunsel, Ittervoort et Thorn. Des prisonniers sont capturés. Une patrouille à moto de la 2ème Compagnie pousse jusqu'à Maaseik où la population l'accueille chaleureusement alors que l'ennemi n'a pas encore évacué la région. Par crainte de représailles sur la population, le colonel Piron demande l'autorisation d'occuper immédiatement la région entre le canal de Bree et celui de Wessem.

        Le 25/9, à sa demande, la Brigade reçoit l'ordre d'avancer vers le canal de Wessem. Notre génie construit un pont sur le canal à Bree et notre escadron blindé pousse jusqu'au canal de Wessem où nous nous heurtons à une forte résistance ennemie aux abords de Hunsel, Sandfort et Wessem. Nous occupons Thorn, Neeritter, Ophoven et Maaseik. Notre tâche est difficile; avec nos 1.600 hommes, nous occupons un front large de 18 kilomètres à la charnière des forces britanniques et américaines, la 2ème Armée Britannique sur notre gauche et la 9ème Américaine sur notre droite. Notre secteur présente deux grandes "zones inoccupées" de part et d'autre d'Ittervoort et de Thorn, localités qui tiennent solidement notre infanterie. Les Allemands sont très agressifs, tous nos hommes disponibles sont en ligne; deux troops de l'Escadron Blindé occupent des points d'appui à Hunsel et Ell; elles patrouillent sans relâche dans les zones entourant Ittervoort et Thorn, tandis que la compagnie du Génie défend la localité de Ophoven. Ces unités, dans leur rôle d'infanterie, montrent une pugnacité fabuleuse et remportent des succès sur les patrouilles allemandes qui opèrent de nuit sur la rive ouest de la Meuse.

        Le 29 septembre, nous passons sous commandement du 19ème Corps Américain. Nous devons tenir le secteur et le nettoyer des têtes de pont ennemies à l'ouest du canal.

        Le 30 septembre, la 1ère Compagnie reprend Sandfort. Le 2 octobre, la 2ème Compagnie, soutenue par des tanks américains, attaque Wessem mais ne peut atteindre les objectifs qui lui ont été assignés.

        Le 10 octobre, les Allemands capturent la Scout-Section de la 3ème Compagnie près de Sandfort.

        Le 14 octobre, une patrouille allemande pénètre jusqu'au PC de la 1ère Compagnie et est repoussée avec pertes.

        Le 16 octobre, nous attaquons à nouveau Wessem mais nous ne pouvons l'occuper.  (Lire récit de Victor LECEUVE, dans périodique UVW N°l).

        Le 27 octobre, une patrouille allemande forte de 36 hommes est capturée à Thorn.  (Lire récit du Lieutenant Jean SWALUE, dans périodique UVW' N°2).

        Le 31 octobre et le 1er novembre, le secteur est renforcé par la 53ème Division Britannique et la 4ème Brigade Blindée. Notre secteur est repris en partie et renforcé par la 71ème Brigade Britannique; nous occupons celui d'Hunsel à Elm. Dans les jours qui suivent, nos patrouilles tâtent le dispositif ennemi. 

        Le 11 novembre, la batterie appuie la 2ème Compagnie qui a reçu l'ordre de nettoyer la tête de pont ennemie se trouvant encore sur la rive ouest du canal de Wessem. Cette opération contribue largement au succès de l'attaque lancée le lendemain 12 novembre, pendant la nuit, par la 53ème Division Britannique. La Batterie participe à cette attaque avec toute l'artillerie divisionnaire britannique.

        Nous sommes relevés le 17 novembre 1944.


        Ainsi s'achève la première campagne de Hollande de la Brigade Libération. Les combats livrés par les deux parties ont été impitoyables mais notre mission a été brillamment exécutée. Rarement, armée eut guerriers aussi courageux dans ses rangs; jamais, guerriers furent si mal récompensés. Les soldats avec un minimum de douze mois de captivité ont tout obtenu, il ne restait plus rien pour ceux qui se sont évadés et ont repris les armes! Quelle injustice! sciemment ou non, par je-m'en-foutisme ou sous la pression des jaloux, Nos gouvernants ont IGNORE ces MERVEILLEUX SOLDATS qui comptent indiscutablement parmi les plus beaux et les plus vaillants que notre armée ait jamais connus. Ces héros n'ont reçu aucun remerciement de leur pays, même pas une petite médaille pour reconnaître et honorer leur bravoure et leur patriotisme. Les Anglais, eux, n'ont pas oublié la Brigade Piron...

        S'il fallait recommencer? Me demanderiez-vous... Eh bien! Nous serions encore et toujours les mêmes à répondre

"...Présent !!!"

Jean Swaluë
Ex P.G. 5341/IXC

Evadé de Guerre
GB 2990















3. Récit d'une patrouille allemande à Thorn le 27 octobre 1944


        Le 26 octobre, à 17.00 Hr, je remplace le Lt RAQUET comme observateur, tandis que la 3me Compagnie du major NOWE relève la 2ème. Je rejoins le major NOWE à son PC de la Dorpstraat à THORN; il me désigne deux lits de camp et me dit :  "Tu te reposes là, moi ici". Le secteur est calme...

        Peu avant le lever du jour, la sentinelle de faction devant notre PC aperçoit des soldats allemands qui se faufilent sur la place de l'Eglise. Il lache une rafale de mitraillette dans leur direction, s'engouffre dans notre PC et crie: "Mon Major! mon Lieutenant! les Allemands sont dans le village!"'. Il est très exactement. 6Hr58; nous ne faisons qu'un bond et nous nous retrouvons à l'extérieur, aux côtés de notre sentinelle. L'aurore jette une lueur blafarde sur le village, suffisante pour y discerner aisément le moindre mouvement. Près de l'église, deux infirmiers intrigués par les coups de feu qui viennent de les réveiller si brutalement, jettent un coup d'oeil sur la place et tombent nez à nez avec des Allemands qui les battent sauvagement. L'un des infirmiers, sérieusement blessé, sera hospitalisé..

        Mais déjà, comme à l'exercice, des fantassins de la 3ème Compagnie descendent à toute allure la Dorpstraat et passent à la contre-attaque, tandis qu'une minute après l'alarme, la Charlie Troop entre en action sur les objectifs que je lui assigne. 

        A défaut de connaître les intentions de l'ennemi et en guise d'avertissement, en plein accord avec le major NOWE qui me donne le feu vert par ces mots : "Vas-y seulement!",  je tire mes premières salves sur les deux Defense Tasks à la lisière de WESSEM.  Il est un peu plus de sept heures. Les salves suivantes explosent près des bri queteries, plus ou moins à mi-chemin entre THORN et WESSEM. Je reporte ensuite mon tir sur la DF Task à la sortie de THORN, rendant toute retraite malaisée. Vers 7h15, alors qu'il commence à faire clair, le major NOWE me renseigne l'endroit où la patrouille s'est retirée, à la lisière de THORN, dans un pré à droite de la route. Comme il m'est dès lors possible de rejoindre mon poste d 'observation dans l'église, le major NOWE me demande un tir qui cloue la patrouille au sol et lui enlève toute possibilité de regagner sa base: il veut sa capture totale...Je règle un "tir près des Troupes Amies" (...) et entre rapidement en efficacité. .... Les Allemands, face contre sol, reçoivent des éclats parfois meurtriers. Thorn, 27 oct 44

        Je distingue sur la gauche de ma ligne de tir nos fantassins qui n' attendent plus que le signal pour passer à l'assaut. La situation est parfaitement verrouillée et tout à notre avantage; pris dans une nasse, sous une voûte qui crache le feu et la mort, les Allemands sont K.O., toute retraite leur est impossible sous peine de se faire hacher menu par le tir conjugué des mortiers et autres armes de la 3ème Compagnie, ainsi que des canons de la C Troop. Il ne nous reste plus qu'à les capturer! Le major NOWE me demande de suspendre mon tir et de le rejoindre pour de nouvelles instructions selon l'évolution des événements. Il est à ce moment 7h25 et il fait plein jour. (...) 

        Vingt-six prisonniers nous sont amenés (. .. ) Aucun Allemand de cette patrouille n'en a donc réchappé! Trois tués, sept blessés et vingt-six prisonniers, voilà un résultat qui n'appelle aucun commentaire!

        Interrogés par moi, les blessés ont avoué que leur mission était de capturer nuitamment le PC de la 3ème et de l'amener à WESSEM. Si la patrouille a échoué, c'est qu'elle a pris du retard et qu'elle a été interceptée par cette sentinelle heureusement en éveil ( ... ).

Thorn, 27 Oct 44

4. Récit d'une patrouille de la 3ème Cie à Thorn le 16 octobre 1944

Victor Leceuve

       
Histoire vécue ! En toute simplicité, sans rodomontade, notre ami Victor Leceuve, matricule GB4132, de la 3ème Compagnie nous raconte sa patrouille du 16 octobre 1944...

        "Il est 16.52 Hr, c'est le crépuscule quand notre patrouille quitte la briqueterie de THORN, dans les Pays-Bas, pour une mission offensive sur WESSEM. Deux civils hollandais nous ont affirmé que les Allemands s'étaient retirés de la ville et que tout devait se passer gentillement... En réalité, les Allemands n'ont pas évacué Wessem et il n'y eut vraisemblablement qu'une simple relève d'unité car la réception qui nous est réservée sera très chaude !
A la tête de la patrouille, je déblaye la route des mines déposées par l'ennemi ey j'indique à mes camarades les endroits à emprunter, tandis que notre artillerie prépare le terrain et tire ses boulets de vingt-cinq livres sur le clocher de l'église qui se trouve bientôt en piteux état.

        Arrivé au petit pont, à l'entrée de Wessem et à proximité de l'église, mon attention est attirée par un civile niché dans un trou pratiqué dans le clocher par un obus de notre artillerie; il me fait de grands gestes et m'indique l'emplacement d'une mitrailleuse ennemie. Mes deux guides hollandais ont également compris le message et me préviennent du retour des Allemands : "Kamaraden terug!...". En effet, j'aperçois deux soldats ennemis qui ont découvert notre présence et qui s'apprêtent à tirer; je fais signe à mes deux guides de baisser la tête et, tandis que je gagne un abri derrière un arbre, une rafale de mitrailleuse claque, une balle rase ma poitrine et passe sous mon bras gauche, brûlant mon blouson et ma chemise, puis atteint un des deux civils en plein visage. Je fais un bond vers le parapet gauche du pont; les deux Allemands nous croient hors de combat et viennent examiner les résultats de leur tir; l'un d'eux escalade le parapet droit du pont et, de celui de gauche qui me sert de couvert, je lâche une rafale de mon sten-gun qui l'envois "ad patres" dans la rivière. L'autre Allemand se retourne, je ne lui donne  pas le temps de réaliser ce qui vient de se passer; je le descends à son tour.

        L'ennemi contre-attaque sur la gauche, je tire au juger une rafale qui, je le crois, n'a pas du leur faire grand mal. Peu après, j'aperçois deux des nôtres capturés par l'ennemi et dirigés, mains en l'air, vers le pont où je me tiens; ils avancent à la queue leu leu, chacun de mes camarades tenu en respect par un Allemand. Je me glisse dans un fossé sans que l'ennemi ne puisse remarquer ma manoeuvre, progresse prudemment vers ce snistre cortège pour libérer mes compagnons. Quand je m'estime à distance idéale, j'abats d'abord l'Allemand qui ferme la marche et ensuite celui de devant. Je me rue vers mes deux amis, ramasse la mitraillette d'un Allemand et la leur tends, je leur demande de "se grouiller" et de me suivre pour rejoindre au plus vite les lignes amies. Mais ils ne réagissent plus, ils sont comme pétrifiés; je les secoue et, tandis que je les exhorte, un des deux Allemands, mortellement blessé, avance lentement une main pour reprendre son arme... Je vois le mouvement, je pose un pied sur sa tête et je l'achève d'une courte rafale. Je "bouscule" mes copains et leur demande de reprendre leurs esprits, de me suivre... mais non ! je me retourne une centaine de mètres plus loin : ils sont toujours à la même place, paralysés... Nul ne peut les blâmer après tout ce qu'ils viennent de vivre.

        Je tente de rejoindre mon unité; au deuxième petit pont, sur la route de Wessem-Thorn, une douzaine d'Allemands m'attendent. C'est mon dernier rendez-vous... "Laus! Laus" me hurlent-ils. Le combat devient par trop inégal, j'appuye sur le bouton de démontage de mon sten-gun, jette mon arme sur le sol, la piétine de tout mon poids, la détruis et... reçois la plus belle trempe de ma vie : coups de pied et de crosse pleuvent sur tout mon corps. J'en reçois tellement que je ne les sens bientôt plus... et que je suis pris d'un rire fou ! Seul, un psychiâtre pourrait expliquer mon rire; encore faut-il qu'il ait vécu les mêmes moments...

        Je suis emmené avec mes amis et nous sommes placés face à un mur, les mains sur la tête. L'ennemi nous ordonne de faire demi-tour et nous subissons ses insultes, sarcasmes, menaces et autres insanités. Un feldwebel nous conduit dans une maison et nous interroge comme cela est de pratique courante avec les prisonniers capturés au combat. Nous nous apercevons ainsi  que les chleuhs connaissaient parfaitement les numéros de nos unités et que nous avions affaire aux parachutistes de la Division Goering. Ce ne sont pas des anges. Nous, non plus ! Mais nous ne sommes pas des assassins....

        Quarante-sept ans plus tard, il m'arrive encore d'en faire des cauchemars..."