Balade en Normandie...

Nous sommes le 22 août 1944.

Depuis le 13, date de notre entrée en ligne à Sallenelles et la relève de la 5e Brigade Para, le 4e peloton d'assaut, car c'est de lui qu'il s'agit, a perdu quelques belles plumes: quatre blessés (dont les deux brancardiers et l'équipe mortier 2"), deux victimes de mines anti-personnelles type "S". Ces pertes ont laissé un vide mal ressenti. Heureusement, les caporaux appelés à remplacer les deux chefs de section sont de taille à faire face à leurs nouvelles responsabilités.
A part le séjour en ligne avec ses incidents journaliers (tirs de mortiers, artillerie, petites patrouilles) le 4e peloton n'a pas eu à se plaindre. Son passage à la réalité de la guerre s'est fait sereinement à part les quatre tués par mines, of course, (Raquet, Boon, Deridder et Poncelet).

Après Sallenelles, le passage de la Dives et l'occupation de Franceville, nous marchons vers Houlgate et Villers-sur-Mer sans coup férir, notre compagnie, la 2e unité motorisée, étant en réserve du Groupement. A Villers, tout change, d'abord un accueil délirant de la population (Cabourg, Franceville et Dives avaient été évacués) qui à force de coups de vin et de calvados menace de semer un désordre dangereux.

Ensuite l'articulation du groupement change: la 1ere et la 3e UM continuent à avancer le long de la côte vers Deauville, la deuxième est désignée comme flanc-garde sur un itinéraire secondaire vers Touques. A son tour, le Commandant de la 2e juge opportun de détacher une flanc-garde sur l'axe Tourgeville-Touques. Cette flanc-garde, c'est le 4e peloton d'assaut dont les ordres sont simples: avancer, border la Touques et si possible s'emparer du pont. Nous n'avons pas d'observateur d'artillerie en renfort. Situation de départ: devant, les Allemands de la VIIe Armée; à gauche, à 2 km la 2e UM moins un peloton; à droite, loin sur l'itinéraire de Troarn – Pont l'Evêque, notre escadron blindé; derrière, loin aussi, le régiment Royal Ulster Rifles (RUR).

La sortie de Villers est pénible: forte côte, les hommes sont fatigués, le charroi n'arrive que sporadiquement et ils doivent porter tout le matériel de combat. Je dois aussi constamment intervenir pour empêcher les civils de nous donner du ...calva. Quel dommage!
La marche est donc lente mais heureusement l'ennemi ne se manifeste pas.
En approchant de Tourgeville, ravissant petit patelin aux toits de chaume, un civil en salopette des FFI, armé d'un stengun et apparemment grand amateur de calva (dont il porte deux gourdes) m'offre de servir de guide, ce que j'accepte volontiers. M. Chottard, c'est de lui que je parle, habite les environs.

Nous allons passer devant son garage et en plus de son désir de nous guider, il veut absolument "tuer son boche" (sic). Je prends M. Chottard dans mon petit groupe de chef de peloton pour le tenir à l'oeil car ses ardeurs patriotiques le rendent dangereux à cause de la sten qu'il manie en parfait amateur! Nous passons bientôt devant son garage à la sortie de Tourgeville. Il va embrasser son épouse, se munit d'un cassecroûte et d'une bouteille de pinard. Il tient ensuite conciliabule avec deux amis FFI qui confirment que la distillerie de Touques n'est plus occupée, que le pont a sauté et que le versant Nord de la Touques, passé le lieu-dit St-Arnould, est gardé par l'ennemi.

Chemin faisant, on arrive tout près de cette distillerie lorsqu'une dégelée d'obus d'artillerie s'abat sur les superstructures de l'énorme bâtisse. En même temps fusent des coups de mortier.
Ce qui m'intrigue rapidement c'est que les coups au but de l'artillerie apparaissent sur la cheminée de mon côté. Ils proviennent donc de l'artillerie amie et ils continuent d'arriver en nombre.

Je donne l'ordre d'arrêter la marche et de nous retirer à 200 m de la distillerie. Comme mon poste radio est muet à cause du relief et que je ne dispose pas d'un observateur avancé, ces tirs durent encore de longues minutes et la cheminée de la distillerie subit de solides dégâts. Après une pause qui semble annoncer une accalmie, je fais reprendre la marche et bientôt la 1e section signale être en vue du pont démoli et être soumise à des tirs d'infanterie.

Résultat: un tué, Fourner. En même temps, M. Chottard qui s'était séparé de moi, est sérieusement touché par un projectile. Finalement, un motocycliste envoyé par le Commandant de Compagnie m'apporte l'ordre verbal et écrit de rejoindre ASAP la 2e Cie à l'ouest de Deauville où nous arrivons à la nuit tombante.

Notes
1. En 1950, j'ai rendu visite à Mme Chottard qui ignorait toujours comment son mari était mort. Elle est décédée depuis lontemps maintenant.
2. La petite place du Marché à St Arnould (un parking) se nomme la place Chotard. Il y a un bar-tabac-sandwicherie.
3. A Touques, sur la Touques, une plaque sur le pont porte les noms de Pinkous, Fourner et Chottard.
4. Le nom de Fourner figure aussi sur le "Pont des Belges" à quelques km du pont sur la Touques où il a été tué. Je n'ai jamais jugé utile de faire corriger cette erreur. Il mérite ses deux ponts.

R. Tabary

Le passage de la Touques dans la matinée du 24 août 1944 à marée basse, avec l'aide d'habitants de Trouville.

Le Pont des Belges entre Deauville et Trouville.	Pont sur la Touques à Saint-Arnoult