Louis MUSIN - Sdt - Mat 5262

2ème Cie - 3ème Pl d'Assaut

 

 

 

 

Sdt Musin Louis
3e peloton d’assaut – 2e compagnie
matricule : 5262

 

"Ma guerre et mes dentelles"
récit

 

Louis Musin est né en 1924 à Audregnies près de Quiévrain.  Il raconte et écrit d’une façon dont lui seulement a le don de le faire.
Editeur de plusieurs livres e.a. de Guy Weber,  il relate ainsi ses mémoires de guerre dans ce livre édité en 1972 par Louis même.

 

« Mes enfances »

J’ai quinze ans et demi quand la guerre fond sur nous.  Il va sans dire que je ne mesure nullement la portée ni l’importance de l’événement.  Au contraire,  c’est avant tout pour moi la fermeture tant souhaitée de l’école et,  probablement,  l’occasion rêvée d’entrer de plain-pied dans l’aventure que j’appelle de tous mes voeux.  Il y a d’abord le classique exode de mai 40 dans le midi.  Mon père,  en tant que fonctionnaire des P.T.T. ayant dépassé l’âge de la mobilisation active,  reçoit l’ordre de se replier avec sa famille vers le Sud de la France où le gouvernement belge – dit-on – va s’établir pour organiser la résistance.
En août 1941 – j’ai 16 ans passés – mon père meurt.  Au-delà de la peine qui est la mienne,  j’éprouve un sentiment de colère et de révolte devant cette mort tellement absurde :  recevoir d’un apprenti-esculape malhabile une dose trop forte de chloroforme ! 
A quelques mois de là,  malgré les supplications de ma mère et les sermons de tout l’entourage,  j’abandonne mes études.  Je veux devenir marin.  Par n’importe quel moyen !  Le plus direct est évidemment de m’évader pour rejoindre l’Angleterre et faire mes classes sur un bateau de la Royal Navy.  Je me laisse embarquer par un cousin de ma mère,  haut fonctionnaire à la S.N.C.B.,  paternaliste sur les bords et qui me veut du bien.  Il prétend que ma soif d’aventures et de voyages s’assouvira pleinement dans les chemins de fer et que de bons et solides rails valent toutes les mers démontées du monde.  C’est ainsi que je suis transformé – pas pour longtemps – en minuscule commis de la Grande Administration.
Mais la perspective d’une carrière ferroviaire fabuleuse ne me font perdre de vue le but que je me suis assigné :  rejoindre l’Angleterre.  Non pas par patriotisme comme je pourrais le faire croire,  mais pour devenir marin.  Et aussi pour échapper à toute prison,  qu’elle soit scolaire,  familiale,  amoureuse,  professionnelle ou nazie.

 

« Faux départ »

Ma première tentative d’évasion – qui ne sera pas la bonne – m’est inspirée par un chômeur professionnel de mon village,  du nom de François qui,  par crainte d’être requis comme travailleur obligatoire en Allemagne,  a choisi de s’engager dans une entreprise française à la solde des Nazis,  construisant le fameux Mur de l’Atlantique au sud de Cherbourg.  Ces titanesques fortifications sont censées être inexpugnables. Les événements vont prouver,  deux ans plus tard,  qu’elles sont en fait,  dérisoires et inutiles. 
A la fin du mois de septembre 1942,  je rencontre donc François le Chômeur à l’occasion d’un de ses congés à Audregnies.  Il m’apprend qu’il a bien envie de joindre l’Angleterre – pays de cocagne selon lui – en utilisant la filière dont on lui a parlé en Normandie :  il s’agit de pêcheurs bretons autorisés par l’occupant à jeter leur chalut au large des côtes dans les eaux territoriales et qui en profitent pour voguer un peu plus loin et transborder un chargement humain qui ne ressemble que de loin à une pêche miraculeuse,  dans les flancs de petits rafiots anglais qui les attendent.
Vous imaginez mon enthousiasme à l’annonce de cette solution qui s’offre à moi.
Et vers la mi-octobre,  avec l’innocent culot de l’âge tendre – j’ai 17 ans et demi – une bonne dose d’inconscience et un maigre viatique que ma mère avait consenti à me bailler,  je me rends à vélo à Quiévrain,  la petite ville frontière située à 5 km de chez moi,  ma soeur étant chargée de récupérer le dit vélo avec un ami le lendemain.
De là,  je traverse la frontière à pied et arrive à Blanc-Misseron,  où j’emprunte un autobus branlant et cahotant jusqu’à Cambrai,  histoire de mettre la plus grande distance possible entre la zone frontière et moi.

A Cambrai se situe un fait qui vaut d’être conté,  car il aura un prolongement inattendu :  ayant échoué dans un café dans le but de me renseigner sur les possibilités de gagner Paris,  je ramasse sur une table un prospectus rédigé en français,  mais portant à son sommet une jolie croix gammée retenue dans les serres de l’aigle du Grand Reich.  Ce prospectus invite les travailleurs français à s’engager dans l’Organisation Todt où il leur est promis bon salaire et nourriture abondante – de quoi tenter plus d’un manouvrier nourri de rutabaga depuis de longs mois !  
J’empoche machinalement le papier en question et gagne Paris sans encombre par le premier train en partance.  La Ville lumière est évidemment fort éteinte en ce temps-là et je crois que je m’y serais perdu si je n’avais eu l’idée de me rendre en vélotaxi chez un cousin dont ma mère m’a confié l’adresse à tout hasard.  Il s’appelle Marcel Hottois.  Il est originaire de Cambrai.  C’est un personnage haut en couleurs qui,  héritier d’une coquette fortune paternelle,  l’a dilapidée allègrement en quelques années et se trouve réduit à quarante ans,  à jouer les commis-voyageurs pour subsister. 

Quand j’atterris chez lui,  il vient de rentrer d’Allemagne où il a passé plusieurs mois dans le cadre de ce que l’on appelle alors « la relève ».  Cela consiste en la libération d’un prisonnier de guerre français par le volontariat d’un travailleur civil.  Dans son chef,  je soupçonne fort qu’il s’agit d’une pure question alimentaire,  car Paris,  comme toutes les grandes villes,  connaît la disette.  Quand je m’ouvre de mon projet au cousin Marcel,  c’est tout juste s’il ne veut pas m’accompagner.  En tout cas,  il m’établit un itinéraire ferroviaire suffisamment compliqué pour que j’aie des chanses de parvenir au but,  en pleine « zone rouge » (région stratégique interdite).

Tout se passe très bien jusqu’à un petit bourg proche de ma destination sur la côte atlantique.  Après avoir fait descendre tous les occupants du train,  les feldgendarmes allemands contrôlent  les Ausweis – laissez-passer que l’occupant délivre sur demande et justification.  Il va sans dire que j’en suis complètement dépourvu. 
Je me vois déjà irrémédiablement pincé.  Quand l’idée me vient soudain d’extirper de ma poche le prospectus à la belle croix gammée ramassé dans un café de Cambrai.  Avec beaucoup de panache,  mais n’ayant plus un poil de sec,  je l’exhibe du plus loin que je peux,  avec la svastika bien en vue.  Et le miracle s’accomplit :  le feldgendarme de ma file me fait rapidement passer sur le côté en m’octroyant un petit salut complice et en me gratifiant d’un « gutt,  gutt ! » paternel.
C’est alors que je me décide à rallier Sainte-Marie,  le petit village côtier où je sais pouvoir retrouver François.  J’y parviens après quelques péripéties et rencontre sans peine mon « pays » qui me fait inscrire comme manoeuvre dans son équipe pour éviter que je sois immanquablement arrêté.  Le groupe dans lequel je suis incorporé est composé d’une majorité de français et de quelques belges.  Si toutes les équipes se comportent comme la nôtre,  le Mur de l’Atlantique ne risque pas d’être terminé avant l’An 2000,  car nous nous appliquons à saboter systématiquement notre propre travail, à telle enseigne que nous recommençons pratiquement chaque jour le travail accompli la veille.
Après une huitaine de jours de travaux forcés pour rire,  j’obtiens par l’entremise de François l’adresse d’un marin-pêcheur,  passeur d’hommes,  établi un peu plus au Sud, sur la côte du Finistère.  Mais avant même d’avoir réagi,  j’apprends que cette filière maritime a été éventée.  J’avale ma déception et comme je n’ai nulle envie de moisir dans ces parages plutôt malsains,  je décide,  sans demander l’avis de mon « employeur » de regagner Paris et,  ne doutant de rien,  de m’organiser pour descendre de là vers le Midi et rallier l’Espagne. 

J’atteins Paris sans encombre,  mais là,  devant l’ampleur et la difficulté de l’entreprise et le peu d’atouts que je détiens,  je décide de regagner la maison maternelle pour pouvoir me préparer à un nouveau départ.
Quelque peu surprise de mon retour inopiné,  ma mère ne savoure pas longtemps son bonheur,  car je l’informe sans attendre que je ne ferai pas long feu au logis.

 

« l’Appel du grand nord »

Alors que je m’évertue à découvrir un moyen sûr pour parvenir en Grande-Bretagne et que je me dispose,  faute de mieux,  à tenter de gagner l’Espagne,  un copain me fait rencontrer un jeune Montois susceptible de m’aider.
Il travaille à la Werbestelle de Mons,  mais je devine d’emblée qu’il joue double jeu.  Sa tâche consiste à constituer des contingents de travailleurs obligatoires envoyés dans le Grand Nord norvégien – à Tromsö,  au delà du Cercle polaire – pour y aménager des pistes d’atterrissage sur glace.  Ces concitoyens sont dirigés vers l’Enfer blanc par mesure de représailles parce qu’ils ont été réfractaires à une précédente réquisition,  mais il va sans dire que les seigneurs du moment acceptent également des volontaires.
Le Montois m’affirme que traverser la frontière norvégo-suédoise à cet endroit est un jeu d’enfant et que d’ailleurs des centaines de Norvégiens le font chaque mois.  Il paraît bien renseigné et je me laisse convaincre de l’excellence de ce moyen.
Il me propose donc de m’embaucher et c’est ainsi que le lundi 25 janvier 1943,  j’emprunte le train à Mons à destination de Büchen,  près d’Hambourg,  mais cette fois nanti de très officiels Ausweis,  ordre de marche et autre laissez-passer.  Je dois rejoindre un camp d’attente où se forment des groupes qui seront envoyés en Norvège en même temps que des convois militaires. 
C’est dans ce camp de Büchen où je suis amené à séjourner plus de trois semaines que je rencontre mes futurs compagnons d’évasion :  Francis Mouchet,  dix-huit ans comme moi,  Albert Meunier,  vingt et un ans et celui que nous considérons comme le patriarche :  Raymond Thielemans,  trente-huit ans,  tous Bruxellois d’extractions fort diverses.
 Tous les quatre,  nous avons en commun une farouche détermination de joindre l’Angleterre à tout prix.  Nous prenons la résolution de ne plus nous séparer et de nous évader ensemble dans le Grand Nord.
Au matin du 18 février 1943,  le chef de camp nous annonce notre prochain départ.
Les septante Belges et le Français – Jean Tauzin – qui forment notre groupe,  sont convoyés jusqu’à Stettin,  alors port allemand,  où nous embarquons à bord d’un vieux rafiot marchant de 8.000 tonneaux dont les cales ont été aménagées pour le transport des troupes à travers la Baltique.
Notre entrée dans la baie d’Oslo,  le dimanche 21 février à la tombée du jour,  m’a laissé un souvenir vivace.  Notre bateau avance lentement entre les immenses et sombres parois rocheuses des fjords qui se détachent sur un ciel embrasé par le soleil couchant.  A Oslo,  on nous parque en plein centre de la ville dans une école désaffectée jouxtant un important atelier de confection.  Après chaque repas,  nous prenons l’air dans ce qui a été la cour de récréation,  séparée par un treillis métallique de la cour de l’atelier.  C’est ainsi que notre quatuor hèle à travers la clôture quatre jeunes et jolies filles rieuses et peu farouches.  Entre-elles Gerd Andersen et Randy Ericsen,  la dernière va bientôt jouer un rôle important dans notre évasion.
Nous leur fixons rendez-vous en ville,  le lendemain,  car nous sommes autorisés à quitter nos quartiers pendant deux heures chaque jour.  Seules Gerd et Randy sont fidèles à leur promesse.  Pendant la semaine passée à Oslo,  Albert Meunier et moi flirtons avec entrain avec nos dulcinées respectives.  Meunier n’a aucune difficulté à dialoguer avec Randy qui connaît l’allemand aussi bien que lui.  Pour Gerd et moi,  il n’en va pas de même,  car à part celui des mains,  nous n’avons aucun langage commun.  La veille de notre départ,  Meunier revient très agité de son rendez-vous avec Randy.  Il nous apprend que Randy,  à qui il a confié notre projet,  l’engage à ne pas aller jusqu’à Tromsö.  Elle prétend qu’en cette saison nous risquons d’être transformés en icebergs avant d’avoir atteint la Suède.  Il vaut mieux,  selon elle,  nous évader à partir d’Oslo et,  comme elle forme elle-même depuis longtemps le projet de gagner la Suède,  elle s’offre à nous aider et à nous servir de cicérone.
Notre départ en train vers Trondheim,  à 400 kms au Nord d’Oslo,  est fixé au lendemain.  Ensuite un bateau doit nous transporter à Tromsö via Narvik.


Il faut donc que nous faussions compagnie à nos « employeurs » dès ce soir ou au plus tard demain matin.  Hélas,  nous devons bientôt déchanter quand nous nous rendons compte que nous sommes proprement bouclés dans notre école.
Impossible de faire le mur !  Il n’y a donc pas d’autre choix que de prendre le train avec les autres et trouver une occasion favorable de nous échapper en cours de route et ensuite regagner Oslo.
Le 28 février à 11h.40,  notre convoi s’ébranle à destination du froid.  Nous sommes 71 – plus pour longtemps – à occuper un wagon de voyageurs.  Un Feldwebel  rageur et trois jeunes soldats nous convoient.  Il nous faut attendre la nuit pour nous évader.  Vers 18 heures,  à hauteur de Dovre,  un peu plus qu’à mi-chemin entre Oslo et Trondheim,  nous décidons de sauter du train .  La nuit est venue depuis longtemps et la surveillance s’est fort relâchée.  D’ailleurs,  nos gardes-chiourmes dorment à poings fermés.  Notre tortillard,  qui se traîne lamentablement depuis le départ,  gravit à présent un raidillon,  ce qui réduit encore sa vitesse.  Nous en profitons pour nous faufiler comme des ombres jusqu’à la portière et nous nous laissons happer par l’obscurité blafarde qui ressemble au néant.  Une épaisse couche de neige,  prévue dans nos plans,  amortit notre atterrissage.  Après quelques kilomètres d’une marche tâtonnante et difficile,  nous arrivons en vue d’une petite gare en rase campagne où,  nous l’espérons,  un train en direction d’Oslo viendra bien à s’arrêter.  Effectivement, notre attente n’est pas très longue :  un interminable train de marchandises fait bientôt halte dans un grincement assourdissant et,  la providence aidant,  met à notre portée son fourgon de queue.  Nous y pénétrons aussitôt et attendons les événements.  Ils ne tardent pas à se produire sous les traits d’un garde-convoi norvégien qui réintègre son poste au vol,  le train s’étant ébranlé.  Nous sommes prêts,  s’il réagit mal,  à lui faire un mauvais parti,  mais après les explications que Meunier lui fournit en allemand,  il nous assure de son aide.  Nous sommes très soulagés et en guise de remerciement,  Mouchet lui offre le dernier paquet de « Fleur de Roisin » - coupe fine – qu’il possède.  Jamais cadeau n’a paru plus somptueux aux yeux de quelqu’un,  car les Norvégiens ne reçoivent plus leur ration de tabac depuis belle lurette,  ce qui le rend inabordable au marché noir.
Ce paquet de scaferlati est vraiment « le plus beau jour » de la vie de ce brave homme.  Notre voyage de retour se passe sans incident et nous sortons de la gare d’Oslo au petit jour pour nous diriger vers l’atelier où Randy et Gerd travaillent.  Nous nous terrons dans une « konditori » qui vient d’ouvrir ses portes cependant que Meunier fait le guet pour capter Randy à son arrivée au travail.  Nous le voyons bientôt revenir.  Il nous annonce d’un air rassurant que nous devons nous cacher jusqu’au soir et qu’ainsi Randy pourra nous emmener en train jusqu’à Lillestrom où elle demeure.

Cette grosse bourgade est située à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Oslo,  donc dans la bonne direction.  Randy veut profiter de la nuit suivante pour organiser son départ à l’insu de ses parents pendant que nous nous reposerons dans une remise voisine de sa maison.  Nous suivons donc Randy jusqu’à Lillestrom.  Nous avons grand peur d’être repérés par une patrouille,  car nos vêtements belges ne ressemblent en rien à l’accoutrement hivernal des autochtones.  Malgré nos craintes,  tout se passe bien.  Après une nuit quasi blanche et très inconfortable,  nous sommes tirés de notre remise par une Randy rayonnante qui,  après nous avoir ravitaillés,  nous entraîne à sa suite sur le chemin de la liberté.
Nous croyons d’abord devoir franchir les quelque cent kilomètres qui nous séparent de la frontière suédoise à pied et par petites étapes.  Mais les dieux continuent à veiller sur nous :  après avoir parcouru une dizaine de kilomètres sur une route déserte et enneigée,  un vieux camion à chaudière surgit et s’arrête à notre hauteur.  Un dialogue s’engage entre le conducteur et Randy qui nous fait signe soudain de la suivre.  Nous nous hissons sur la benne et le camionneur nous recouvre complètement d’une bâche.  Randy nous explique que nous allons être transportés jusqu’à une halte forestière à une quarantaine de kilomètres de là.  Ce que nous ignorons,  c’est que plusieurs postes de contrôle allemands jalonnent cette route.  Nous n’aurions probablement pu leur échapper tandis que le camion et son conducteur,  familiers à la soldatesque de garde,  franchit sans encombre les dix lieues qui nous séparent de cette clairière où les dangers de mauvaises rencontres deviennent plus rares,  les Allemands n’aimant guère s’aventurer trop loin dans ce maquis qui est le domaine de prédilection des résistants et des passeurs d’hommes.  Mais le plus dur reste à accomplir,  nous devons à présent traverser à pied une demi-douzaine de monts boisés et enneigés,  reliés entre eux par autant de lacs gelés.
Après quelques kilomètres de ces pénibles montagnes russes,  nous commençons à donner des signes de grande fatigue et nos estomacs crient famine.  Heureusement qu’il y a la neige pour apaiser notre fièvre montante.  Nous découvrons çà et là des petites baies rouges qui font des gouttes de sang sur le tapis neigeux.  C’est à qui en cueillera le plus grand nombre.  La fatigue et la faim aidant,  nous sommes prêts à nous battre pour la possession de ces maigres fruits hivernaux.
Randy réussit à ramener le calme.  C’est elle la plus sereine et la plus vaillante de nous tous :  elle est mieux entraînée et mieux équipée que nous.  Nos chaussures citadines n’ont pas tenu longtemps.  Elles béent lamentablement et laissent pénétrer la neige jusqu’à nos pieds gourds.  Le soir est tombé.  Nous ne sommes plus très sûrs de l’instinct de Randy qui prétend nous diriger droit sur la frontière.  Nous sommes complètement épuisés et fort découragés.  Nous nous asseyons tous les cinq sur un tronc d’arbre abattu quand soudain un sifflement parvient à nos oreilles.  Les rayons de lune filtrent à travers les branches des pins et confèrent une apparence irréelle au paysage.  Nous ne pouvons évaluer l’éloignement du siffleur,  car dans le silence sylvestre et l’air glacé,  les sons portent très loin.

Nous pensons qu’il ne peut s’agir que d’une patrouille allemande.  Nous nous tenons prêts à défendre chèrement notre peau.  Tapis derrière le tronc abattu,  nous voyons soudain se dessiner dans la pénombre une silhouette marchant allègrement sur des raquettes.  Avant que nous ayons eu l’occasion de nous ressaisir ou de nous concerter,  Randy fait un bond prodigieux par dessus le tronc et fonce en gesticulant vers l’inconnu à qui elle s’adresse avec volubilité.  Les dieux sont décidément avec nous.  Et ce dieu-là a les traits d’un ami du père de Randy,  résistant notoire et passeur d’hommes avéré.  Une preuve de plus que les romanciers,  avec leur aimable fiction,  sont souvent en deçà de la réalité.

Après les présentations d’usage,  nous le suivons avec toute la vélocité dont nous sommes encore capables.  Il dispose de raquettes et de longs patins.  Nous,  en revanche,  nous n’avons que nos pauvres pieds à moitié gelés,  mais nous avons aussi des ailes.  Après deux heures de procession infernale,  nous arrivons à une cabane perdue dans la forêt :  c’est un de ses relais.  Nous nous affalons sur le sol tapissé de branchages.  Il sort de son havresac une gamelle d’où il extrait des tranches d’un affreux pain noir enduit de margarine qui pue l’huile de poisson.  Cela nous paraît pourtant la plus délicieuse tartine que nous ayons jamais mangée.
Notre mentor providentiel nous apprend qu’il en est à plus de mille passages.  De fait,  en cinq ans de guerre,  plusieurs dizaines de milliers de Norvégiens ont choisi la liberté en franchissant la frontière suédoise.
Nous prenons quelques heures de repos bien gagné dans cette hutte plus accueillante qu’un palais.  Dès potron-minet,  nous entamons la dernière étape,  celle qui va nous conduire à un petit poste frontière suédois où,  après une marche assez épuisante,  nous sommes accueillis par des soldats sur pied de guerre.  Devant nos mines exténuées,  ils nous transportent en camion à quelques kilomètres de là,  à Koppom.
La grande,  la principale étape est accomplie.  Pour l’heure,  nous sommes anéantis de fatigue et nous sombrons dans un sommeil dont Morphée lui-même n’a jamais soupçonné la profondeur.  Demain est un autre jour !

 

« En Suède »

Le lendemain de notre arrivée à Koppem,  les gardes-frontière,  selon la consigne,  nous remettent entre les mains de la police locale.  Les Norvégiens bénéficiant d’un statut spécial,  Randy est aussitôt élargie et nous donne rendez-vous à Stockholm.
Mais pour nous,  il n’en est pas de même :  nous n’avons conservé aucune pièce d’identité pour éviter d’éventuelles représailles familiales au cas où nous aurions été arrêtés par la Gestapo.  Nous déclarons être Belges et sollicitons l’asile politique,  ce qui suffit au Commissaire – incidemment pro-nazi – pour le décider à nous refouler en Norvège où les feldgendarmes allemands n’auraient évidemment pas manqué de se constituer en comité d’accueil avec fanfare en tête.  Nous sommes atterrés par la tournure des événements,  mais heureusement pour nous,  le Commissaire-adjoint,  plutôt proallié,  téléphone à l’insu de son chef à la Légation belge de Stockholm qui, il faut le savoir,  représente notre gouvernement en exil.
Je rends hommage en passant à la mémoire du Consul-Chancelier Vanhitsen qui,  sans hésiter,  envoie sur-le-champ au Commissaire un télégramme réclamant notre venue immédiate à Stockholm et nous déclare couverts par l’immunité diplomatique.
La mort dans l’âme,  le Commissaire-pas-bon-enfant doit obtempérer et n’a d’autre ressource que de donner ordre à son adjoint de nous convoyer jusqu’à la capitale suédoise où notre Consul en personne nous accueille à la Gare Centrale.  Il nous apprend qu’hormis deux marins belges qui ont choisi la liberté en ne réintégrant pas le bord du bateau allemand qui les a amenés,  nous sommes ses premiers concitoyens à avoir choisi cette voie inusitée pour gagner l’Angleterre.
Il nous emmène sans désemparer au siège de la Légation où son Altesse Sérénissime le Prince Réginald de Coy,  grand seigneur et Ministre Plénipotentiaire de Sa Majesté Léopold III,  nous souhaite paternellement la bienvenue dans ce pays qui n’est pour nous que l’antichambre de la Grande-Bretagne où nous devons,  dit-il,  continuer la lutte aux côtés de ceux qui ont choisi de ne pas renoncer.
Sur la foi de nos déclarations,  nous sommes vite pourvus d’un passeport belge en règle avec visas de séjour très momentané en Suède et d’entrée prochaine au Pays de Galles où un embryon de Brigade belge s’est constitué.
Mais les ministres proposent et les événements disposent.  De fait,  nous resterons près d’un an en Suède et nous n’irons jamais voir les jolies Galloises.
Le Consul Vanhitsen nous déclare que nous sommes considérés comme soldats depuis notre entrée en Suède et qu’à ce titre,  le gouvernement belge de Londres nous alloue de quoi vivre attendant notre départ.

 

« Départ vers la Grande-Bretagne »

Le 9 février 1944,  je m’embarque à bord d’un « De Havilland » de la R.A.F. à destination d’Edimbourg en compagnie de mes trois camarades d’évasion.
Notre arrivée à l’aérodrome militaire d’Edimbourg plongé dans la plus totale obscurité nous fait pénétrer de plain-pied dans une monde très différent de celui que nous venons de quitter,  un monde austère où l’on a désappris à rire.
Dans le petit matin brumeux et glacial qui estompe les baraquements,  un officier du contre-espionnage nous fait subir un interrogatoire qui sera suivi de bien d’autres.
Les British  se méfient,  parfois avec raison,  de tous ces foreigners qui envahissent leur île.  Le même soir,  nous sommes confiés à un sous-officier flegmatique et bon enfant,  qui est chargé de nous accompagner en train jusqu’à Londres où nous devons passer au crible de l’Intelligence Service.
Arrivé à Londres,  je suis dirigé avec mes compagnons vers une école désaffectée,  la Battersea School  où,  après une attente désoeuvrée d’une quinzaine de jours,  nous sommes transférés à une autre école,  la Patriotic School  transformée en centre de contre-espionnage de l’Intelligence Service.  En ce mois de mars 1944,  les candidats-guerriers affluent de toutes parts :  soldats français d’Afrique,  légionnaires,  aventuriers,  évadés polonais,  tchèques,  danois,  norvégiens et j’en passe.  Sans compter ceux qui viennent des antipodes et que leur gouvernement en exil a abusivement mobilisés.  Toutes ces recrues hétérogènes se retrouvent à Patriotic School  où les maîtres du contre-espionnage britannique les retournent un à un sur le gril.
Pour notre quatuor,  tout se passe très rapidement et sans problème.  En fait,  pendant notre long séjour en Suède,  les services spéciaux alliés ont eu tout le temps et le loisir d’enquêter sur nos personnes et de connaître nos antécédents.
A la vérité,  les Britanniques craignent bien davantage les espions que les V 1 qui font timidement leur apparition dans le ciel de Londres.
Sorti de Patriotic School et libre d’aller et de venir dans ce camp retranché qui a nom Albion et qui fait figure de dernier bastion européen de la liberté,  je me présente,  comme prévu,  au Ministère Belge de la Défense Nationale qui occupe une bâtisse austère et victorienne d’Eaton Square.  Pour ma part,  je leur déclare tout de go que je suis venu en Angleterre dans le seul but de m’engager dans la marine.
La réponse – négative comme je m’y attendais – m’est transmise deux jours plus tard.  Il paraît que notre gouvernement a besoin du plus grand nombre possible de soldats pour constituer une brigade indépendante belge qu’un officier de chez nous,  un certain Major Piron,  est en train de mettre sur pied.  Pour avoir une chance d’être incorporée dans l’Armée Britannique et participer aux futurs combats de libération du continent,  il faut que cette brigade comporte un nombre minimum d’effectifs.  C’est ainsi qu’après avoir résisté treize jours et multiplié les tentatives et les démarches pour concrétiser mon rêve :  devenir marin,  je suis contraint,  de guerre lasse,  de rejoindre le centre d’instruction de Leamington-Spa,  dans le Warwickshire,  antichambre du « First Belgian Group » qui devait s’illustrer plus tard sous le vocable de « Brigade Piron ».

Le 2 avril 1944,  je suis incorporé sous le matricule 5262 et revêtu d’un battle-dress du plus beau kaki mais certes pas aussi beau que le bleu marine.
Vers le 20 mai,  j’apprends que j’ai droit à une quinzaine de jours de permission avant de rejoindre les rangs de la Brigade,  mon instruction préliminaire et combien sommaire touchant à son terme.  Je rentre à Leamington-Spa au terme de ces vacances très « repos-du-guerrier ». 
A quelques jours de là,  le 4 juin,  je reçois mon ordre de marche pour rejoindre le groupement belge à Great-Yarmouth dans le Suffolk.  Dès mon arrivée,  je me présente au Chef de Corps,  Jean-Baptiste Piron,  pas encore D.S.O. mais déjà Major B.E.M. de l’Armée Belge et Général de Brigade commissionné dans les forces alliées.  Il me demande dans quelle arme je souhaite servir.  Je lui rétorque que,  tant qu’à faire,  j’aimerais combattre dans les blindés.  Malgré ma demande,  il m’advise de rejoindre l’infanterie.  Me voilà donc transformé par un coup de « stick » magique en glorieux fantassin.  Je suis affecté au 3e peloton d’assault de la 2e compagnie motorisée placée sous la férule paternelle du Major Waterloos secondé par le lieutenant Moos.

De leur côté,  mes camarades d’évasion ont rejoint leur unité respective – Meunier la 1e compagnie,  Mouchet la 3e compagnie et Thielemans la Batterie belgo-luxembourgeoise.  La grande nouvelle du débarquement le 6 juin à l’aube nous met au comble de l’enthousiasme et de la joie.
Quelques jours plus tard,  la Brigade fait mouvement et plante ses tentes à New-Market et à Shepreth dans le Cambridgeshire.  Je suis versé sans trop savoir pourquoi au 2e peloton-mortiers commandé par le lieutenant Mentior – un chic type – et le sergent Gillebert,  un gueulard sympathique. 
Au début de juillet,  la Brigade participe à un important « field firing »,  grandes manoeuvres qui sont la répétition générale de la bataille à laquelle nous allons bientôt être conviés.  Après l’attaque simulée d’un mamelon tenu par une brigade hollandaise – nos ennemis figurés – j’ai une défaillance cardiaque.  Le lieutenant Evrard,  médecin de la 2e compagnie,  m’ausculte et constate que mon coeur bat à 170 pulsations à la minute,  ce qui paraît l’effrayer un tantinet. Il appelle mon mal d’un nom savant : tachycardie paroxystique. Résultat :  je suis versé à l’échelon B,  étant momentanément inapte à faire partie d’un peloton d’assault.  Je suis désigné,  avec une escouade de camarades pour faire partie du P.I. (personnel d’installation) qui devancera le gros des troupes de quelques jours.

 

« J’irai revoir ma picardie »

Nous nous embarquons au soir du 31 juillet 1944 à New Haven à bord d’un Liberty Ship qui traverse sans encombre le Channel et nous dépose à pied sec au large d’Arromanches sur le fameux pont Bailey – le port artificiel construit en pleine mer par le Génie anglais – d’où une passerelle métallique et flottante nous permet de gagner la terre ferme située à bon nombre d’encablures.

« Nous sommes tous très émus au moment où nous foulons le sol de France. Ce premier pas sur cette terre libérée de l’oppression est pour nous le commencement de la marche victorieuse qui nous conduira aux bourgs délivrés de nos enfances ».

Sous la conduite du lieutenant Mentior et d’un Eurasien charmant qui rit avec les yeux, le sergent Tchène,  nous établissons le camp qui recevra bientôt le gros des troupes embarquées à Tilbury avec le charroi.
Nous sommes à quelques kilomètres des lignes allemandes et pourtant,  à part le bruit lointain de la canonnade,  rien ne se passe.  N’était le paysage déchiqueté qui nous entoure,  on pourrait se croire en villégiature dans ce beau pays de Normandie qui s’est vu envahir tout au long de son histoire par tant de guerriers venus de la mer.
Tous les effectifs de la Brigade sont bientôt réunis.  Je suis versé au 7e peloton-transport commandé par le lieutenant Darimont.
Les escarmouches et les mines font les premières victimes dans les rangs de la Brigade.
Notre peloton suit de près les troupes d’assault.  Mon déclassement à l’Echelon B – les indispensables auxiliaires des baroudeurs de première ligne – m’enlève l’occasion de faire le coup de feu.
Vers le 17 août,  la Brigade entame une véritable poursuite au cours de laquelle elle libère,  parfois sans coup férir,  un grand nombre de villes et de bourgades dont les populations nous accueillent avec une joie débordante.
Vers le 20,  nous sommes à Auberville où nous faisons étape pendant 24 heures. 
La Brigade progresse et fait une entrée triomphale dans maints bourgs petits et grands tels Cabourg,  Houlgate,  Villers-sur-Mer,  Deauville,  Trouville,  Villerville,  Honfleur où nous faisons halte.

Le 26 août dans l’après-midi,  une pénible nouvelle me parvient :
Francis Mouchet n’est plus.  En essayant de sauver deux blessés de son peloton,  il a été mortellement atteint d’une rafale de mitrailleuse.  Nous avions le même âge : 19 ans.  Cela s’est passé aux abords du village de Conteville.  J’avais revu Francis Mouchet pour la dernière fois à Shepreth,  la veille de notre départ pour New-Haven.  Il m’avait tenu des propos très pessimistes à son sujet.  Certain de ne pas en sortir vivant,  il m’avait prié de porter son adieu à ses parents à mon retour au pays.  Sa prémonition n’était pas vaine.  Ses restes reposent à la pelouse d’honneur de Conteville aux côtés de ceux de trois gars du bourg,  morts au champ d’honneur.  J’aurai l’occasion,  un quart de siècle plus tard,  de me recueillir sur sa tombe sans cesse fleurie par des mains anonymes.  La population entière de ce petit village normand paie un tribut posthume à la mémoire de celui qui a fait le sacrifice de sa vie pour elle.
 (voir témoignage Francis Mouchet par Jean-Louis Marichal).

 

 

Le 28 août,  je retrouve mon ami Charles Spriet à Corneville où la Brigade s’est groupée.  Nous sommes parqués dans un immense verger.
La Brigade fait mouvement vers le Havre,  L’Etat-Major britannique,  voulant nous la bailler belle,  nous donne alors l’ordre de nous diriger droit vers le nord pour participer à la libération de notre pays.

 

Au matin du 3 septembre,  le long serpent motorisé de toutes les unités de la Brigade s’ébranle en direction de Douai. Nous pénétrons sur le sol de nos aïeux à Rongy,  petite bourgade proche de Tournai,  dans ce beau pays picard qui est le mien.



« Nous pénétrons sur le sol de notre patrie à Rongy,  ce fut un instant émouvant et inoubliable ».

 

Mais l’heure la plus inoubliable sonnera demain lors de notre triomphale et joyeuse entrée dans la capitale libérée.  L’accueil délirant que nous réserve la population bruxelloise est indescriptible,  aussi bien je me contenterai de raviver la mémoire de ceux qui ont vécu ces heures d’exception,  ces moments de grâce qui font croire à la fraternité des hommes.

 


4 septembre 1944 : libération de Bruxelles.

 

Bruxelles :  point d’orgue de mes rhapsodies anciennes,  reposoir après la tourmente et marches vers mes palier du futur !  Bruxelles où je me suis arrêté un jour pour commencer à vivre des matins de plein ciel !  Bruxelles sur la page duquel j’écris une autre histoire que je conterai peut-être un soir au coin du feu à Cédric mon petit-fils.
Et pour lui j’adornerai mon récit de quelques dentelles accomplies qui lui apprendront à humer le parfum des roses.

 

 

Extraits :
« Ma guerre et mes dentelles »
récit par
Louis Musin,  éditeur Bruxelles.

 

Mise en page par Didier Dufrane